Les Confessions, début du livre I (Rousseau): Une étrange entreprise
Publié le 26/05/2010
Extrait du document
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur[1]. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.
Ces trois paragraphes constituent le début des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Ils servent de prélude au récit proprement dit. L'auteur annonce et justifie ce qu'il va faire. Pour bien comprendre la nature et le ton du texte, il faut bien entendu rappeler la situation de Rousseau en 1765. Il est alors poursuivi par la haine de ses ennemis, parmi lesquels Voltaire n'est pas le moins actif. Il souffre de l'image de méchant homme qu'on donne de lui. Il passe pour asocial. Il est sans doute aussi tourmenté par le souvenir de fautes anciennes (dont l'abandon de ses enfants, — que Voltaire vient de révéler au public dans un libelle ignoble). Peu à peu émerge en lui le désir de se raconter, de se montrer tel qu'il est, de se laver des accusations lancées contre lui : il décide d'écrire ses Confessions. N'en disons pas plus sur les circonstances historiques et la genèse du livre : nous risquerions d'écraser le texte que nous devons expliquer sous une somme de connaissances extérieures à l'oeuvre. Nous pouvons en revanche nous interroger dès maintenant sur le sens du titre que l'auteur lui donne : Les Confessions. Avant même de lire ces premiers paragraphes, pour mieux en saisir les intentions (et les contradictions éventuelles), nous pouvons préciser un certain nombre de questions qu'appelle l'idée même de « confessions« : le texte que nous avons sous les yeux justifie-t-il ce titre? Pourquoi écrit-on des « confessions «? Rousseau a-t-il tant de crimes à expier? Veut-il s'accuser ou s'innocenter? Qu'attend-il des lecteurs? Qu'attend-il de l'écriture? Est-il mû vraiment par le désir de se faire pardonner? Ou ne cherche-t-il qu'à ressaisir son existence par l'écriture? A se prouver à lui-même la validité de son être?
«
Absolu des deux négations symétriques ne [...] jamais / ne [...] point.
Ainsi structurée, ainsi affirmée, la phrase deRousseau paraît incontestable.
La symétrie, l'architecture de la forme ne « prouve » rien, bien sûr, mais elle intimide.Le lecteur n'ose mettre en cause la' véracité de la phrase, car ce serait nuire à la beauté de son architecture —sans parler de l'équilibre sonore de ce parallélisme.
Ainsi, le caractère unique du projet de Rousseau ne peut être misen doute.
Le lecteur sait bien qu'il exagère, bien sûr; l'entreprise de Rousseau a eu des précédents (saint Augustin,Montaigne); mais cette exagération le saisit, et l'intrigue : ah !, vraiment, l'entreprise annoncée est-elle à ce pointunique ? La phrase suivante va lui expliquer en quoi elle peut l'être...« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toutela vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.
» Cette phrase justifie la précédente : s'il est commun de peindredes hommes, il l'est beaucoup moins :— de montrer un homme « dans toute la vérité de la nature »;— de parvenir à cette vérité dans un autoportrait.L'aspect unique, quasi impossible, de l'entreprise nous apparaît.
Si en effet saint Augustin et Montaigne ont voulupeindre leur vérité, et même à travers leur vérité, la vérité humaine (projet que reprend Rousseau), ont-ils peinttoute la vérité ? D'autre part, l'expression employée par Rousseau est riche de sous-entendus lorsqu'on connaît sesidées concernant la bonté originelle de la nature humaine, avant que la société ne déforme et pervertisse celle-ci.Un homme dans toute la vérité de la nature, pour Rousseau, c'est un homme débarrassé du vêtement social, deshabitudes de la société civile, des apparences (trompeuses) que la vie avec les autres l'a obligé à prendre.
Or, sonentreprise va consister justement à se dépouiller de ce vêtement, à découvrir sa nature foncière aux yeux de tous;et, ce faisant, il montrera aux autres un modèle exemplaire, un homme demeuré dans l'innocence première, le parfait« Jean-Jacques » méconnu de tous.
Ainsi, l'entreprise que forme Rousseau est doublement unique :— elle est unique par son ambition et sa méthode : montrer un homme dans la totalité de sa vérité;— elle est unique par son sujet : l'homme qui va être montré, c'est l'homme foncier, l'homme-nature, l'homme-essence que seul Jean-Jacques est demeuré au fin fond de lui-même, et que seul Rousseau — par un effort inouï desincérité et d'introspection — est capable de retrouver.Il s'agit donc du projet unique d'autoportrait d'un homme unique.
« Et cet homme, ce sera moi » : la mise en valeurdu « moi » en fin de phrase est volontairement surprenante.
L'égocentrisme de l'entreprise (a-t-on moralement ledroit de s'intéresser à ce point à soi?) est justifié par l'objectif désintéressé qui précède : montrer un homme dans lavérité de la nature.
En même temps, l'importance de ce « moi » est affirmée par sa place en fin de paragraphe.Notons que le « je » qui commence ce paragraphe (« je forme une entreprise ») se distingue du « moi » qui leconclut (il s'agit cette fois de l'objet de cette entreprise) : l'un est le moi-écrivain, l'autre est le moi-homme; lepremier est au service du second; Rousseau vient peindre Jean-Jacques.
Notons aussi l'emploi final du futur (l'auteuraurait pu écrire : « et cet homme, c'est moi») : ce futur nous indique que cet homme que Rousseau veut montrer nesera vraiment visible, exprimé, constitué, qu'à la fin de l'effort de sincérité et d'écriture qui s'engage.
Le « moi », cesera cet homme obtenu, défini, dévoilé à travers l'entreprise des Confessions.
Le moi n'est pas au début mais aubout de l'écriture...
Deuxième paragraphe
«Moi seul.
Je sens mon coeur et je connais les hommes.
» Le projet de Rousseau ne peut se définir et se réaliser endehors du contexte des hommes.
De même qu'il a opposé la peinture de son « moi » aux autres entreprisesd'introspection, de même il oppose l'objet de cette peinture — sa « nature humaine » — à la nature des autreshommes.
Là encore, par le jeu des antithèses, il se pose en s'opposant.
« Moi seul » se dresse (en début deparagraphe, et en liaison avec le précédent) en face des « hommes ».
« Je sens » fait pendant à « je connais »; auseul niveau de la connaissance, il y a une sorte de supériorité du coeur que l'on « sent » sur autrui qu'on ne peutque « connaître » : adhésion totale et immédiate à la valeur du moi; image extérieure et intellectuelle des autres.Conscience subjective qui se sent un absolu; connaissance objective qui relativise les autres.
A priori, le parallèle nepeut que profiter au « moi ».
Ici comme ailleurs, force persuasive du style antithétique.Cependant, Rousseau compare les deux données et en tire des conclusions : « Je ne suis fait comme aucun de ceuxque j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent.
» Deux membres de phrase à nouveauparallèles, qui chacun oppose la nature de Jean-Jacques à celle de ses semblables.
Deux affirmations radicales : lapremière, fruit de l'expérience (« j'ai vus »), la seconde issue d'une extrapolation (« j'ose croire »); mais, comme onl'a vu plus haut, la symétrie des deux membres de phrase, leur enchaînement et leur répétitivité, font passer l'idée.Ce qui est parfaitement structuré semble indiscutable.
Le caractère oratoire des deux formules qui s'enchaînentnous les fait prononcer en un seul souffle, sans sourciller.
L'auteur, en disant d'ailleurs « j'ose croire », atténue leton absolu du propos (« aucun de ceux », « aucun de ceux »).
Nous ne pouvons rien redire à cela.
Jean-Jacquesdoit vraiment être différent de tous.« Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre.
Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel ellem'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
» Le « je » qui parle ici est celui de l'homme plutôt quede l'écrivain, mais on ne peut les séparer : le ton de l'écrivain et le sentiment de l'homme sont indissociables dans larevendication de l'unicité, de la différence originelle qui fait de Jean-Jacques Rousseau un être parfaitement à part,et seul de son espèce ! Naturellement, on note la contradiction avec le paragraphe précédent : comment peut-onse prétendre à la fois un homme exemplaire, un modèle d'humanité, et un être singulier, fait comme « aucun de ceuxqui existent »? La réponse est 368 / Textes argumentatifssans doute, qu'à ses yeux, seul Jean-Jacques est resté un homme à l'état de nature (en son fond), alors que tousles autres apparaissent dénaturés (par la civilisation) : mais cette réponse ne peut être esquissée qu'en tenantcompte de tout ce que nous savons de Rousseau par ailleurs.Il est important qu'en cette fin de paragraphe, pour la première fois, l'appel au jugement soit explicite.
« Si je nevaux pas mieux »: nous passons de l'autoportrait au jugement sur soi.
Les Confessions ne sont donc pas une simple.
»
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