Les Châtiments, L'Expiation (fragment) de Victor HUGO
Publié le 03/07/2010
Extrait du document
«Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois, l'aigle baissait la tête. Sombres jours ! l'empereur revenait lentement, Laissant derrière lui brûler Moscou fumant. Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche. Après la plaine blanche une autre plaine blanche. On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Hier, la grande armée, et maintenant troupeau. On ne distinguait plus les ailes ni le centre : Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés On voyait des clairons à leur poste gelés Restés debout, en selle et muets, blancs de givre, Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre. Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs, Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants, Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise. Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus, On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus. Ce n'étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre ; C'était un rêve errant dans la brume, un mystère, Une procession d'ombres sur le ciel noir.«
Le poème L'Expiation, est l'un des plus connus des Châtiments puisqu'il dévoile le secret de la fondation du second Empire : la France expie le premier Empire et les victoires fondées sur l'usurpation. Le poète choisit pour décrire les aléas des campagnes napoléoniennes un style épique. Le début d'Expiation met donc en scène la déroute napoléonienne pendant la campagne de Russie.
Nous étudierons dans un premier temps cette description à la fois épique et réaliste avant de revenir sur la voix prophétique qui se fait entendre ici. I. Une description épique
-
La mise en scène épique d'une déroute
Il existe une dimension épique incontestable de ce texte même s'il décrit une déroute, une débandade. Les thèmes abordés sont ceux des grandes épopées comme l'Iliade et l'Odyssée : la conquête militaire, la vaillance (les clairons restés à leur poste, les grenadiers surpris d'être tremblants), la transhumance... Le texte étudie les grandes catégories de l'armée : les blessés, les grenadiers, les clairons... Il manie le pluriel généralisant et la métaphore chers à l'épique : des coeurs vivants. Les symboles participent de la veine épique comme au vers 2 : «Pour la première fois l'aigle baissait la tête.«
«
2.
Ce que Victor Hugo va tenter, par toutes les ressources de son art, de mettre en valeur dans cet exode, c'estla durée, la longueur insupportable de cette souffrance.
Il y parvient déjà en utilisant l'imparfait, temps desactions non bornées, répétitives.
Mais surtout, il organise dans le texte une scansion qui donne au texte uneffet d'éternel retour.
Le leitmotiv est donné d'emblée dès le premier vers : «il neigeait» au vers 1, puis reprisdans sa simplicité froide au v.
5, au v.
10, dupliqué et renchéri par l'adverbe toujours au v.
18 : «Il neigeait, il neigeait toujours.» Au niveau des sèmes, la double connotation de la neige (froideur et blancheur) estégalement
redondante dans le texte.
On note d'abord une dérivation lexicale complète autour des manifestationsatmosphériques de l'hiver : neige, avalanche, gel, givre, flocons, glace, froide bise, verglas.
L'adjectif blanc estégalement récurrent créant un système d'échos et de renvois entre les vers : v.
6, v.
13, v.
15...
Par la métrique, l'impression de longueur, d'étendue sans fin est rendue avec les enjambements, et les rejets : v.10-11, v.
15-16, v.
18-19.
Les constructions syntaxiques concourent aussi à la sensation de durée, d'attente.L'inversion ralentit tout comme l'hyperbate sensible, par exemple aux v.
12-13.
II.
La vision prophétique
Le regard du poète
Le regard du poète surplombe la scène.
Il est à lafois témoin et partie prenante de cette déroute.Dans ce texte, il faut particulièrement étudier lasignification du pronom on.
D'une extension variable, ce pronom revêt ici des sens très différents.
Lepremier «on» impersonnel du vers 1 est curieux.
Ilsemble inclure le poète dans la défaitenapoléonienne.
Ce on ressemble à un nous patriotique.
Le «on» des vers 7, 9 et 12 est celui del'observateur extérieur, du témoin.
À la ligne 20, le«on» est celui de la communauté souffrante, c'estun eux.
Grâce au «on», le poète peut ou non s'inclure dans la scène.
Il est à la fois observateurextérieur et en même temps il participe à ce martyr.
1.
La voix prophétique finale 2.
Le poème se détourne vers une voix prophétique.
Il parlepar devise comme au vers 8 : «Hier la grande armée, etmaintenant troupeau.» La phrase nominale extrêmementréductrice a les sonorités d'un couperet dans sonparallélisme abrupt.
La fin est claire.
Elle rappelle l'exclamation au vers 3 :«sombres jours».
À l'éclatante blancheur, elle substitueune noirceur terrible.
Elle transforme la descriptionpourtant réaliste en une sorte de vision onirique, changetous ces êtres de chair et de sang en véritablesfantômes.
Cette procession incarne la voix divine etannonce une fois de plus le châtiment..
»
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