Les Caractère de La Bruyère: De la Société et de la Conversation : Acis
Publié le 15/02/2011
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Que dites-vous? comment? je n'y suis pas; vous plairait-il de recommencer? j'y suis encore moins; je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid; que ne disiez-vous : « Il fait froid «; vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites : « Il pleut; il neige «; vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter, dites : « je vous trouve bon visage «. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair, et d'ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant? Qu'importe, Acis? est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus, vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement; une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout, il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres: voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme ou vous entrez dans cette chambre, je vous tire par votre habit et je vous dis à l'oreille : « Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit; peut-être alors croira-t-on que vous en avez. «
II s'agit ici d'un des nombreux mondains dont La Bruyère a saisi d'un coup d'œil sûr la grimace, le tic, le ridicule. Installé par ses fonctions dans un milieu où l'élégance raffinée et le maniérisme étaient le masque de toutes les corruptions, monde auquel il restait irréductiblement étranger, sous l'apparente urbanité de la forme La Bruyère décèle les misères et les tares qu'il note avec une implacable justesse. Dans ce chapitre de la Société et de la Conversation, La Bruyère envisage l'homme clans ses rapports sociaux, s'intégrant dans un ensemble où il doit tenir un rang, et nous le montre déformé par le désir de plaire, d'exercer un ascendant sur une caste sociale que distinguent la naissance et la fortune; pour le mondain, à cette caste se limite l'humanité.
«
Après le trait de lumière et la détente qui s'ensuit, l'interlocuteur, d'un ton de sévérité sous-tendue de pitié,souligne la stérilité d'un effort aussi laborieux et quasi-exhaustif pour formuler autrement que sur le mode de laparfaite simplicité des vérités constatables et d'une telles platitude.
Nous trouvons ici un exemple de cettehonnêteté classique qui se refuse à faire les mots plus grands que les choses.
« Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair, et d'ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant? »
Acis assimila la simplicité à la vulgarité, qui est l'apanage des sots et des petites gens.
C'est à ce double titre qu'il larépudie.
Le porte-parole de La Bruyère traite avec une désinvolture méprisante d'aussi pauvres mobiles; il essaie deramener Acis, dont le snobisme égare la raison, à la notion du simple bon sens : la conversation peut être unéchange utile et fécond, il s'agit pour cela de se faire comprendre, et non de chercher à étonner ou à mystifier.Seuls les mots consacrés par l'usage, quand ils sont employés avec justesse, apportent la preuve de la supérioritéintellectuelle de celui qui les emploie, tandis qu'un hermétisme prétentieux est irritant et ridicule.
Le style de La Bruyère épouse les contours de la pensée, en traduit les réticences, les finesses.
La formuleinterrogative : « Est-il un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde? » dissimuleà peine l'autorité convaincante de l'affirmation sous-jacente : c'est un grand bien d'être entendu quand on parle, etde parler comme tout le monde.
« Une chose vous manque, Acis, à vous et à vous semblables, les diseurs de Phébus, vous ne vous en défiez point,et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit.
»
Le monologue devient d'une frappante vérité : l'interlocuteur sent que le moment est venu de porter des coupsdécisifs; il multiplie les précautions oratoires, car il sait que l'inquiétude qu'il lit sur le visage d'Acis va se transformeren ahurissement et en hébétude.
Les membres de phrase, coupés, marquant les étapes d'une pensée qui ne veutpas être brutale et qui hésite avant d'asséner le coup final : une chose vous manque, c'est l'esprit.
L'annonce d'unetelle déficience ne peut que plonger Acis dans un état de surprise consternée, car il est persuadé que son langageapporte constamment des preuves d'un esprit de la qualité la plus hautement incontestée.
Le mot esprit, considérépar Acis et par son interlocuteur, revêt deux aspects bien différents : pour l'un, l'esprit se réduit à une sorte depsittacisme, à des saillies où le mauvais goût le dispute à la boursouflure.
Pour l'autre, l'esprit est le discernement,l'enchaînement logique d'une pensée juste, le rapport entre elle et les mots par lesquels elle s'exprime.
Elle peutalors s'orner de quelques Heurs, luxe de bon goût qui ne peut être, chez Acis, que fausse parure et sottise.
« Ce n'est pas tout, il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres.
»
Le feu est ouvert, et l'interlocuteur achève de donner le dernier coup à son auditeur, déjà accablé, mais qu'il veutsauver, et le diagnostic lucide qui met le mal à nu se poursuit par une antithèse cruelle, qui au lieu d'être unecompensation, ne fait que redoubler le mal en mettant Acis en face de son erreur prétentieuse, et en renversant lesdonnées.
Il poursuit, comme un médecin qui, ayant découvert la source du mal, en souligne les effets visibles : «voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées et de vos grands mots qui ne signifientrien.
»
Devant un réquisitoire d'une telle netteté et des mots aussi percutants, Acis autant qu'il est en mesure de la faire,doit sentir s'effondrer en lui les certitudes.
Sa stupeur est grande encore d'entendre qualifier de verbalismeinconsistant ce qu'il croyait être la fine fleur du langage; peut-être quelques lueurs de raison ébranlent-elles lesconvictions, et aboutissent-elles à une mise en question des notions acquises?
« Vous abordez cet homme ou vous entrez dans cette chambre, je vous tire par votre habit et je vous dis à l'oreille» :
Confidentiellement, à l'insu des commentateurs médisants, de façon à ce que le changement d'attitude d'Acis nepuisse être attribué à la pression d'un ordre ou d'un conseil éclairé, l'ami d'Acis prescrit à ce dernier l'abstentionvolontaire de toute recherche de langage; il la lui présente comme une recette salutaire par laquelle il ne s'exposeraplus aux brocards ou aux moqueries sournoises : « ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votrerôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ».
Cet avis contient une sorte d'adjuration secrète; on voit à quel point l'interlocuteur sent que l'esprit prend, chezAcis, la forme d'un travestissement lourd et ridicule; l'esprit véritable qui est la marque d'une aristocratieintellectuelle, devient ou rapprochement inattendu, ou fusée verbale dont les sots sont incapables.
Ce langage simple et clair, qu'Acis juge méprisable, est la marque d'un esprit de qualité, qui sait apparier les motsaux choses.
Il est possible qu'un effort fructueux vers la simplicité du langage dépasse les moyens intellectuelsd'Acis, qui sont limités.
La pitié un peu méprisante de la formule « si vous pouvez », est mal dissimulée par uneobjectivité apparente; ceux qui sont proposés à Acis comme des modèles sont ceux que, précisément, il n'admirepas.
Là encore il déplace l'échelle des valeurs, et situe l'intelligence où elle ne saurait être.
« Peut-être alors croira-t-on que vous en avez.
»
L'interlocuteur sait que le mal est incurable; si Acis donne, par la simplicité pertinente de son langage, des preuves.
»
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