L'enfant noir
Publié le 18/12/2021
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CAMARA LAYE L’ENFANT NOIR Roman Chapitre 1 J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. Ma mère était dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients de la forge et au bruit de l’enclume. Brusquement, j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case, qui vraiment paraissait se promener autour de la case ; et je m’étais bientôt approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait dans la cour – il en traînait toujours, qui se détachaient de la palissade de roseaux tressés qui enclôt notre concession – et, à présent, j’enfonçais ce roseau dans la gueule de la bête. Le serpent ne se dérobait pas : il prenait goût au jeu ; il avalait lentement le roseau, il l’avalait comme une proie, avec la même volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur, et sa tête, petit à petit, se rapprochait de ma main. Il vint un moment où le roseau se trouva à peu près englouti, et où la gueule du serpent se trouva terriblement proche de mes doigts. Je riais, je n’avais pas peur du tout, et je crois bien que le serpent n’eût plus beaucoup tardé à m’enfouir ses crochets dans les doigts si, à l’instant, Damany, l’un des apprentis, ne fût sorti de l’atelier. L’apprenti fit signe à mon père, et presque aussitôt je me sentis soulevé de terre : j’étais dans les bras d’un ami de mon père ! Autour de moi, on menait grand bruit ; ma mère surtout criait fort et elle me donna quelques claques. Je me mis à pleurer, plus ému par le tumulte qui s’était si opinément élevé, que par les claques que j’avais reçues. Un peu plus tard, quand je me fus un peu calmé et qu’autour de moi les cris eurent cessé, j’entendis ma mère m’avertir sévèrement de ne plus jamais recommencer un tel jeu ; je le lui promis, bien que le danger de mon jeu ne m’apparut pas clairement. Mon père avait sa case à proximité de l’atelier, et souvent je jouais là, sous la véranda qui l’entourait. C’était la case personnelle de mon père. Elle était faite de briques en terre battue et pétrie avec de l’eau ; et comme toutes nos cases, rondes et fièrement coiffées de chaume. On y pénétrait par une porte rectangulaire. À l’intérieur, un jour avare tombait d’une 4/128 petite fenêtre. À droite, il y avait le lit, en terre battue comme les briques, garni d’une simple natte en osier tressé et d’un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case et tout juste sous la petite fenêtre, là où la clarté était la meilleure, se trouvaient les caisses à outils. À gauche, les boubous et les peaux de prière. Enfin, à la tête du lit, surplombant l’oreiller et veillant sur le sommeil de mon père, il y avait une série de marmites contenant des extraits de plantes et d’écorces. Ces marmites avaient toutes des couvercles de tôle et elles étaient richement et curieusement cerclées de chapelets de cauris ; on avait tôt fait de comprendre qu’elles étaient ce qu’il y avait de plus important dans la case ; de fait, elles contenaient les gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits et qui, pour peu qu’on s’en enduise le corps, le rendent invulnérable aux maléfices, à tous les maléfices. Mon père, avant de se coucher, ne manquait jamais de s’enduire le corps, puisant ici, puisant là, car chaque liquide, chaque gri-gri a sa propriété particulière ; mais quelle vertu précise ? Je l’ignore : j’ai quitté mon père trop tôt. De la véranda sous laquelle je jouais, j’avais directement vue sur l’atelier, et en retour on avait directement l’œil sur moi. Cet atelier était la maîtresse pièce de notre concession. Mon père s’y tenait généralement, dirigeant le travail, forgeant lui-même les pièces principales ou réparant les mécaniques délicates ; il y recevait amis et clients ; et si bien qu’il venait de cet atelier un bruit qui commençait avec le jour et ne cessait qu’à la nuit. Chacun, au surplus, qui entrait dans notre concession ou qui en sortait, devait traverser l’atelier ; d’où un va-et-vient perpétuel, encore que personne ne parût particulièrement pressé, encore que chacun eût son mot à dire et s’attardât volontiers à suivre des yeux le travail de la forge. Parfois je m’approchais, attiré par la lueur du foyer, mais j’entrais rarement, car tout ce monde m’intimidait fort, et je me sauvais dès qu’on cherchait à se saisir de moi. Mon domaine n’était pas encore là ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris l’habitude de m’accroupir dans l’atelier et de regarder briller le feu de la forge. Mon domaine, en ce temps-là, c’était la véranda qui entourait la case de mon père, c’était la case de ma mère, c’était l’oranger planté au centre de la concession. Sitôt qu’on avait traversé l’atelier et franchi la porte du fond, on apercevait l’oranger. L’arbre, si je le compare aux géants de nos forêts, n’était pas très grand, mais il tombait de sa masse de feuilles vernissées, une ombre compacte, qui éloignait la chaleur. Quand il fleurissait, une odeur 5/128 entêtante se répandait sur toute la concession. Quand apparaissaient les fruits, il nous était tout juste permis de les regarder nous devions attendre patiemment qu’ils fussent mûrs. Mon père alors qui, en tant que chef de famille – et chef d’une innombrable famille – gouvernait la concession, donnait l’ordre de les cueillir. Les hommes qui faisaient cette cueillette apportaient au fur et à mesure les paniers à mon père, et celui-ci les répartissait entre les habitants de la concession, ses voisins et ses clients ; après quoi il nous était permis de puiser dans les paniers, et à discrétion ! Mon père donnait facilement et même avec prodigalité : quiconque se présentait partageait nos repas, et comme je ne mangeais guère aussi vite que ces invités, j’eusse risqué de demeurer éternellement sur ma faim, si ma mère n’eût pris la précaution de réserver ma part. — Mets-toi ici, me disait-elle, et mange, car ton père est fou. Elle ne voyait pas d’un trop bon œil ces invités, un peu bien nombreux à son gré, un peu bien pressés de puiser dans le plat. Mon père, lui, mangeait fort peu : il était d’une extrême sobriété. Nous habitions en bordure du chemin de fer. Les trains longeaient la barrière de roseaux tressés qui limitait la concession, et la longeaient à vrai dire de si près, que des flammèches, échappées de la locomotive, mettaient parfois le feu à la clôture ; et il fallait se hâter d’éteindre ce début d’incendie, si on ne voulait pas voir tout flamber. Ces alertes, un peu effrayantes, un peu divertissantes, appelaient mon attention sur le passage des trains ; et même quand il n’y avait pas de trains – car le passage des trains, à cette époque, dépendait tour entier encore du trafic fluvial, et c’était un trafic des plus irréguliers – j’allais passer de longs moments dans la contemplation de la voie ferrée. Les rails luisaient cruellement dans une lumière que rien, à cet endroit, ne venait tamiser. Chauffé dès l’aube, le ballast de pierres rouges était brûlant ; il l’était au point que l’huile, tombée des locomotives, était aussitôt bue et qu’il n’en demeurait seulement pas trace. Estce cette chaleur de four ou est-ce l’huile, l’odeur d’huile qui malgré tout subsistait, qui attirait les serpents ? Je ne sais pas. Le fait est que souvent je surprenais des serpents à ramper sur ce ballast cuit et recuit par le soleil ; et il arrivait fatalement que les serpents pénétrassent dans la concession. Depuis qu’on m’avait défendu de jouer avec les serpents, sitôt que j’en apercevais un, j’accourais chez ma mère. — Il y a un serpent ! criais-je. 6/128 — Encore un ! s’écriait ma mère. Et elle venait voir quelle sorte de serpent c’était. Si c’était un serpent comme tous les serpents – en fait, ils différaient fort ! – elle le tuait aussitôt à coups de bâton, et elle s’acharnait, comme toutes les femmes de chez nous, jusqu’à le réduire en bouillie, tandis que les hommes, eux, se contentent d’un coup sec, nettement assené. Un jour pourtant, je remarquai un petit serpent noir au corps particulièrement brillant, qui se dirigeait sans hâte vers l’atelier. Je courus avertir ma mère, comme j’en avais pris l’habitude ; mais ma mère n’eut pas plus tôt aperçu le serpent noir, qu’elle me dit gravement : — Celui-ci, mon enfant, il ne faut pas le tuer ; ce serpent n’est pas un serpent comme les autres, il ne te fera aucun mal ; néanmoins, ne contrarie jamais sa course. Personne, dans notre concession, n’ignore que ce serpent-là, on ne devait pas le tuer, sauf moi, sauf mes petits compagnons de jeu, je présume, qui étions encore des enfants naïfs. — Ce serpent, ajouta ma mère, est le génie de ton père. Je considérai le petit serpent avec ébahissement. Il poursuivait sa route vers l’atelier ; il avançait gracieusement, très sûr de lui, eût-on dit, et comme conscient de son immunité ; son corps éclatant et noir étincelait dans la lumière crue. Quand il fut parvenu à l’atelier, j’avisai pour la première fois qu’il y avait là, ménagé au ras du sol, un trou dans la paroi. Le serpent disparut par ce trou. — Tu vois : le serpent va faire visite à ton père, dit encore ma mère. Bien que le merveilleux me fût familier, je demeurai muet tant mon étonnement était grand. Qu’est-ce qu’un serpent avait à faire avec mon père ? Et pourquoi ce serpent-là précisément ? On ne le tuait pas, parce qu’il était le génie de mon père ! Du moins était-ce la raison que ma mère donnait. Mais au juste qu’était-ce qu’un génie ? Qu’étaient ces génies que je rencontrais un peu partout, qui défendaient telle chose, commandaient telle autre ? Je ne me l’expliquais pas clairement, encore que je n’eusse cessé de croître dans leur intimité. Il y avait de bons génies, et il y en avait de mauvais ; et plus de mauvais que de bons, il me semble. Et d’abord qu’est-ce qui me prouvait que ce serpent était inoffensif ? C’était un serpent comme les autres ; un serpent noir, sans doute, et assurément un serpent d’un éclat extraordinaire ; un serpent tout de même ! 7/128 J’étais dans une absolue perplexité, pourtant je ne demandai rien à ma mère je pensais qu’il me fallait interroger directement mon père ; oui, comme si ce mystère eut été une affaire à débattre entre hommes uniquement, une affaire et un mystère qui ne regarde pas les femmes ; et je décidai d’attendre la nuit. Sitôt après le repas du soir, quand, les palabres terminées, mon père eut pris congé de ses amis et se fut retiré sous la véranda de sa case, je me rendis près de lui. Je commençai par le questionner à tort et à travers, comme font les enfants, et sur tous les sujets qui s’offraient à mon esprit ; dans le fait, je n’agissais pas autrement que les autres soirs ; mais, ce soirlà, je le faisais pour dissimuler ce qui m’occupait, cherchant l’instant favorable où, mine de rien, je poserais la question qui me tenait si fort à cœur, depuis que j’avais vu le serpent noir se diriger vers l’atelier. Et tout à coup, n’y tenant plus, je dis : — Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite ? — De quel serpent parles-tu ? — Eh bien ! du petit serpent noir que ma mère me défend de tuer. — Ah ! fit-il. Il me regarda un long moment. Il paraissait hésiter à me répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se demandait-il s’il n’était pas un peu tôt pour confier ce secret à un enfant de douze ans. Puis subitement il se décida. — Ce serpent, dit-il, est le génie de notre race. Comprends-tu ? — Oui, dis-je, bien que je ne comprisse pas très bien. — Ce serpent, poursuivit-il, est toujours présent ; toujours il apparaît à l’un de nous. Dans notre génération, c’est à moi qu’il s’est présenté. — Oui, dis-je. Et je l’avais dit avec force, car il me paraissait évident que le serpent n’avait pu se présenter qu’à mon père. N’était-ce pas mon père qui était le chef de la concession ? N’était-ce pas lui qui commandait tous les forgerons de la région ? N’était-il pas le plus habile ? Enfin n’était-il pas mon père ? — Comment s’est-il présenté ? dis-je. — Il s’est d’abord présenté sous forme de rêve. Plusieurs fois, il m’est apparu et il me disait le jour où il se présenterait réellement à moi, il précisait 8/128 l’heure et l’endroit. Mais moi, la première fois que je le vis réellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent comme les autres et je dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s’aperçut que je ne lui faisais aucun accueil, il se détourna et repartit par où il était venu. Et moi, je le regardais s’en aller, et je continuais de me demander si je n’aurais pas dû bonnement le tuer, mais une force plus puissante que ma volonté me retenait et m’empêchait de le poursuivre. Je le regardai disparaître. Et même à ce moment, à ce moment encore, j’aurais pu facilement le rattraper : il eut suffi de quelques enjambées ; mais une sorte de paralysie m’immobilisait. Telle fut ma première rencontre avec le petit serpent noir. Il se tut un moment, puis reprit : — La nuit suivante, je revis le serpent en rêve. « Je suis venu comme je t’en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m’as fait nul accueil ; et même je te voyais sur le point de me faire mauvais accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu ? Je suis le génie de ta race, et c’est en tant que génie de ta race que je me présente à toi comme au plus digne. Cesse donc de me craindre et prends garde de me repousser, car je t’apporte le succès. » Dès lors, j’accueillis le serpent quand, pour la seconde fois, il se présenta ; je l’accueillis sans crainte, je l’accueillis avec amitié, et lui ne me fit jamais que du bien. Mon père se tut encore un moment, puis il dit : — Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai moins que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais jusqu’à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent, génie de notre race. C’est à ce serpent que je dois tout, et c’est lui aussi qui m’avertit de tout. Ainsi je ne m’étonne point, à mon réveil, de voir tel ou tel m’attendant devant l’atelier : je sais que tel ou tel sera là. Je ne m’étonne pas davantage de voir se produire telle ou telle panne de moto ou de vélo, ou tel accident d’horlogerie : d’avance je savais ce qui surviendrait. Tout m’a été dicté au cours de la nuit et, par la même occasion, tout le travail que j’aurais à faire, si bien que, d’emblée, sans avoir à y réfléchir, je sais comment je remédierai à ce qu’on me présente ; et c’est cela qui a établi ma renommée d’artisan. Mais, dis-le-toi bien, tout cela, je le dois au serpent, je le dois au génie de notre race. 9/128 Il se tut, et je sus alors pourquoi, quand mon père revenait de promenade et entrait dans l’atelier, il pouvait dire aux apprentis : « En mon absence, un tel ou un tel est venu, il était vêtu de telle façon, il venait de tel endroit et il apportait tel travail. » Et tous s’émerveillaient fort de cet étrange savoir. À présent, je comprenais d’où mon père tirait sa connaissance des événements. Quand je relevai les yeux, je vis que mon père m’observait. — Je t’ai dit tout cela, petit, parce que tu es mon fils, l’aîné de mes fils, et que je n’ai rien à te cacher. Il y a une manière de conduite à tenir et certaines façons d’agir, pour qu’un jour le génie de notre race se dirige vers toi aussi. J’étais, moi, dans cette ligne de conduite qui détermine notre génie à nous visiter ; oh ! inconsciemment peut-être, mais toujours est-il que si tu veux que le génie de notre race te visite un jour, si tu veux en hériter à ton tour, il faudra que tu adaptes ce même comportement ; il faudra désormais que tu me fréquentes davantage. Il me regardait avec passion et, brusquement, il soupira. — J’ai peur, j’ai bien peur, petit, que tu ne me fréquentes jamais assez. Tu vas à l’école et, un jour, tu quitteras cette école pour une plus grande. Tu me quitteras, petit… Et de nouveau il soupira. Je voyais qu’il avait le cœur lourd. La lampetempête, suspendue à la véranda, l’éclairait crûment. Il me parut soudain comme vieilli. — Père ! m’écriai-je. — Fils… dit-il à mi-voix. Et je ne savais plus si je devais continuer d’aller à l’école ou si je devais demeurer dans l’atelier : j’étais dans un trouble inexprimable. — Va maintenant, dit mon père. Je me levai et me dirigeai vers la case de ma mère. La nuit scintillait d’étoiles, la nuit était un champ d’étoiles ; un hibou ululait, tout proche. Ah où était ma voie ? Savais-je encore où était ma voie ? Mon désarroi était à l’image du ciel : sans limites ; mais ce ciel, hélas ! était sans étoiles… J’entrai dans la case de ma mère, qui était alors la mienne, et me couchai aussitôt. Le sommeil pourtant me fuyait, et je m’agitais sur ma couche. — Qu’as-tu ? dit ma mère. 10/128 — Rien, dis-je. Non, je n’avais rien que je pusse communiquer. — Pourquoi ne dors-tu pas ? reprit ma mère. — Je ne sais pas. — Dors ! dit-elle. — Oui, dis-je. — Le sommeil… Rien ne résiste au sommeil, dit-elle tristement. Pourquoi, elle aussi, paraissait-elle triste ? Avait-elle senti mon désarroi ? Elle ressentait fortement tout ce qui m’agitait. Je cherchai le sommeil, mais j’eus beau fermer les yeux et me contraindre à l’immobilité, l’image de mon père sous la lampe-tempête ne me quittait pas : mon père qui m’avait paru brusquement si vieilli, lui qui était si jeune, si alerte, plus jeune et plus vif que nous tous et qui ne se laissait distancer par personne à la course, qui avait des jambes plus rapides que nos jeunes jambes… « Père !… Père !… Me répétais-je. Père, que dois-je faire pour bien faire ? … » Et je pleurais silencieusement, je m’endormis en pleurant. Par la suite, il ne fut plus question entre nous du petit serpent noir : mon père m’en avait parlé pour la première et la dernière fois. Mais, dès lors, sitôt que j’apercevais le petit serpent, je courais m’asseoir dans l’atelier. Je regardais le serpent se glisser par le trou de la paroi. Comme averti de sa présence, mon père à l’instant tournait le regard vers la paroi et souriait. Le serpent se dirigeait droit sur lui, en ouvrant la gueule. Quand il était à portée, mon père le caressait avec la main, et le serpent acceptait sa caresse par un frémissement de tout le corps ; jamais je ne vis le petit serpent tenter de lui faire le moindre mal. Cette caresse et le frémissement qui y répondait – mais je devrais dire : cette caresse qui appelait et le frémissement qui y répondait – me jetaient chaque fois dans une inexprimable confusion : je pensais à je ne sais quelle mystérieuse conversation ; la main interrogeait, le frémissement répondait… Oui, c’était comme une conversation. Est-ce que moi aussi, un jour, je converserais de cette sorte ? Mais non ; je continuais d’aller à l’école ! Pourtant j’aurais voulu, j’aurais tant voulu poser à mon tour ma main sur le serpent, comprendre, écouter à mon tour ce frémissement, mais j’ignorais comment le serpent eût accueilli ma main et je ne pensais pas qu’il eût maintenant rien à me confier, je craignais bien qu’il n’eût rien à me confier jamais… 11/128 Quand mon père jugeait qu’il avait assez caressé le petit animal, il le laissait ; le serpent alors se lovait sous un des bords de la peau de mouton sur laquelle mon père était assis, face à son enclume. Chapitre 2 De tous les travaux que mon père exécutait dans l’atelier, il n’y en avait point qui me passionna davantage que celui de l’or ; il n’y en avait pas non plus de plus noble ni qui requit plus de doigté et puis ce travail était chaque fois comme une fête, c’était une vraie fête, qui interrompait la monotonie des jours. Aussi suffisait-il qu’une femme, accompagnée d’un griot, poussât la porte de l’atelier, je lui emboîtais le pas aussitôt. Je savais très bien ce que la femme voulait : elle apportait de l’or et elle venait demander à mon père de le transformer en bijou. Cet or, la femme l’avait recueilli dans les placers de Siguiri où, plusieurs mois de suite, elle était demeurée courbée sur les rivières, lavant la terre, détachant patiemment de la boue la poudre d’or. Ces femmes ne venaient jamais seules ; elles se doutaient bien que mon père n’avait pas que ses travaux de bijoutier ; et même n’eut-il que de tels travaux, elles ne pouvaient ignorer qu’elles ne seraient ni les premières à se présenter, ni par conséquent les premières à être servies. Or, le plus souvent, elles avaient besoin du bijou pour une date fixe, soit pour la fête du Ramadan, soit pour la Tabaski ou pour toute autre cérémonie de famille ou de danse. Dès lors, pour aider leur chance d’être rapidement servies, pour obtenir de mon père qu’il interrompit en leur faveur les travaux en cours, elles s’adressaient à un solliciteur et louangeur officiel, un griot, convenant avec lui du prix auquel il leur vendrait ses bons offices. Le griot s’installait, préludait sur sa Cora, qui est notre harpe, et commençait à chanter les louanges de mon père. Pour moi, ce chant était toujours un grand moment. J’entendais rappeler les hauts faits des ancêtres de mon père, et ces ancêtres eux-mêmes dans l’ordre du temps ; à mesure que les couplets se dévidaient, c’était comme un grand arbre généalogique qui se dressait, qui poussait ses branches ici et là, qui s’étalait avec ses cent rameaux et ramilles devant mon esprit. La harpe soutenait cette vaste nomenclature, la truffait et la coupait de notes tantôt sourdes, tantôt aigrelettes. 13/128 Où le griot puisait-il ce savoir ? Dans une mémoire particulièrement exercée assurément, particulièrement nourrie aussi par ses prédécesseurs, et qui est le fondement de notre tradition orale. Y ajoutait-il ? C’est possible : c’est métier de griot que de flatter ! Il ne devait pourtant pas beaucoup malmener la tradition, car c’est métier de griot aussi de la maintenir intacte. Mais il m’importait peu en ce temps, et je levais haut la tête, grisé par tant de louanges, dont il semblait rejaillir quelque chose sur ma petite personne. Et si je dirigeais le regard sur mon père, je voyais bien qu’une fierté semblable alors l’emplissait, je voyais bien que son amour-propre était grisé, et je savais déjà qu’après avoir savouré ce lait, il accueillerait favorablement la demande de la femme. Mais je n’étais pas seul à le savoir : la femme aussi avait vu les yeux de mon père luire d’orgueil ; elle tendait sa poudre d’or comme pour une affaire entendue, et mon père prenait ses balances, pesait l’or. — Quelle sorte de bijou veux-tu ? disait-il. — Je veux… Et il arrivait que la femme ne sût plus au juste ce qu’elle voulait, parce que son désir la tiraillait ici, la tiraillait là, parce qu’en vérité elle aurait voulu tous les bijoux à la fois ; mais il aurait fallu un bien autre tas d’or, que celui qu’elle avait apporté pour satisfaire une telle fringale, et il ne restait dès lors qu’à s’en tenir au possible. — Pour quand le veux-tu ? disait mon père. Et toujours c’était pour une date très proche. — Ah ! tu es si pressée que ça ? Mais où veux-tu que je prenne le temps ? — Je suis très pressée, je t’assure ! disait la femme. — Jamais je n’ai vu femme désireuse de se parer, qui ne le fût pas ! Bon ! je vais m’arranger pour te satisfaire. Es-tu contente ? Il prenait la marmite en terre glaise réservée à la fusion de l’or et y versait la poudre ; puis il recouvrait l’or avec du charbon de bois pulvérisé, un charbon qu’on obtenait par l’emploi d’essences spécialement dures ; enfin il posait sur le tout un gros morceau de charbon du même bois. Alors, voyant le travail dûment entamé, la femme retournait à ses occupations, rassurée, pleinement rassurée cette fois, laissant à son griot le soin de poursuivre des louanges dont elle avait tiré déjà si bon profit. 14/128 Sur un signe de mon père, les apprentis mettaient en mouvement les deux soufflets en peau de mouton, posés à même le sol de part et d’autre de la forge et reliés à celle-ci par des conduits de terre. Ces apprentis se tenaient constamment assis, les jambes croisées, devant les soufflets ; le plus jeune des deux tout au moins, car l’aîné était parfois admis à partager le travail des ouvriers, mais le plus jeune – c’était Sidafa, en ce temps-là – ne faisait que souffler et qu’observer, en attendant d’être son tour élevé à des travaux moins rudimentaires. Pour l’heure, l’un et l’autre pesaient avec force sur les branloires, et la flamme de la forge se dressait, devenait une chose vivante, un génie vif et impitoyable. Mon père alors, avec ses pinces longues, saisissait la marmite et la posait sur la flamme. Du coup, tout travail cessait quasiment dans l’atelier : on ne doit en effet, durant tout le temps que l’or fond, puis refroidit, travailler ni le cuivre ni l’aluminium à proximité, de crainte qu’il ne vint à tomber dans le récipient quelque parcelle de ces métaux sans noblesse. Seul l’acier peut encore être travaillé. Mais les ouvriers qui avaient un ouvrage d’acier en train, ou se hâtaient de l’achever, ou l’abandonnaient carrément pour rejoindre les apprentis rassemblés autour de la forge. En vérité, ils étaient chaque fois si nombreux à se presser alors autour de mon père, que je devais, moi qui étais le plus petit, me lever et me rapprocher pour ne pas perdre la suite de l’opération. Il arrivait aussi que, gêné dans ses mouvements, mon père fît reculer les apprentis. Il le faisait d’un simple geste de la main : jamais il ne disait mot à ce moment, et personne ne disait mot, personne ne devait dire mot, le griot même cessait d’élever la voix ; le silence n’était interrompu que par le halètement des soufflets et le léger sifflement de l’or. Mais si mon père ne prononçait pas de paroles, je sais bien qu’intérieurement il en formait ; je l’apercevais à ses lèvres qui remuaient tandis que, penché sur la marmite, il malaxait l’or et le charbon avec un bout de bois, d’ailleurs aussitôt enflammé et qu’il fallait sans cesse renouveler. Quelles paroles mon père pouvait-il bien former ? Je ne sais pas ; je ne sais pas exactement : rien ne m’a été communiqué de ces paroles. Mais qu’eussent-elles été, sinon des incantations ? N’était-ce pas les génies du feu et de l’or, du feu et du vent, du vent soufflé par les tuyères, du feu né du vent, de l’or marié avec le feu, qu’il 15/128 invoquait alors ; n’était-ce pas leur aide et leur amitié, et leurs épousailles qu’il appelait ? Oui, ces génies-là presque certainement, qui sont parmi les fondamentaux et qui étaient également nécessaires à la fusion. L’opération qui se poursuivait sous mes yeux n’était une simple fusion d’or qu’en apparence ; c’était une fusion d’or, assurément c’était cela, mais c’était bien autre chose encore : une opération magique que les génies pouvaient accorder ou refuser ; et c’est pourquoi, autour de mon père, il y avait ce silence absolu et cette attente anxieuse. Et parce qu’il y avait ce silence et cette attente, je comprenais, bien que je ne fusse qu’un enfant, qu’il n’y a point de travail qui dépasse celui de l’or. J’attendais une fête, j’étais venu assister à une fête, et c’en était très réellement une, mais qui avait des prolongements. Ces prolongements, je ne les comprenais pas tous, je n’avais pas l’âge de les comprendre tous ; néanmoins je les soupçonnais en considérant l’attention comme religieuse que tous mettaient à observer la marche du mélange dans la marmite. Quand enfin l’or entrait en fusion, j’eusse crié, et peut-être eussionsnous tous crié, si l’interdit ne nous eût défendu d’élever la voix ; je tressaillais, et tous sûrement tressaillaient en regardant mon père remuer la pâte encore lourde, où le charbon de bois achevait de se consumer. La seconde fusion suivait rapidement ; l’or à présent avait la fluidité de l’eau. Les génies n’avaient point boudé à l’opération ! — Approchez la brique ! disait mon père, levant ainsi l’interdit qui nous avait jusque-là tenus silencieux. La brique, qu’un apprenti posait près du foyer, était creuse, généreusement graissée de beurre de karité. Mon père retirait la marmite du foyer, l’inclinait doucement, et je regardais l’or couler dans la brique, je le regardais couler comme un feu liquide. Ce n’était au vrai qu’un très mince trait de feu, mais si vif, mais si brillant ! À mesure qu’il coulait dans la brique, le beurre grésillait, flambait, se transformait en une fumée lourde qui prenait à la gorge et piquait les yeux, nous laissant tous pareillement larmoyant et toussant. Il m’est arrivé de penser que tout ce travail de fusion, mon père l’eût aussi bien confié à l’un ou l’autre de ses aides : ceux-ci ne manquaient pas d’expérience ; cent fois, ils avaient assisté à ces mêmes préparatifs et ils eussent certainement mené la fusion à bonne fin. Mais je l’ai dit ; mon père remuait les lèvres ! Ces paroles que nous n’entendions pas, ces paroles secrètes, ces incantations qu’il adressait à ce que nous ne devions, à ce que 16/128 nous ne pouvions ni voir ni entendre, c’était là l’essentiel. L’adjuration des génies du feu, du vent, de l’or, et la conjuration des mauvais esprits, cette science, mon père l’avait seul, et c’est pourquoi, seul aussi, il conduisait tout. Telle est au surplus notre coutume, qui éloigne du travail de l’or toute intervention autre que celle du bijoutier même. Et certes, c’est parce que le bijoutier est seul à posséder le secret des incantations, mais c’est aussi parce que le travail de l’or, en sus d’un ouvrage d’une grande habileté, est une affaire de confiance, de conscience, une tâche qu’on ne confie qu’après mûre réflexion et preuves faites. Enfin je ne crois pas qu’aucun bijoutier admettrait de renoncer à un travail – je devrais dire : un spectacle ! – où il déploie son savoir-faire avec un éclat que ses travaux de forgeron ou de mécanicien et même ses travaux de sculpteur ne revêtent jamais, bien que son savoir-faire ne soit pas inférieur dans ces travaux plus humbles, bien que les statues qu’il tire du bois à coup d’herminette, ne soient pas d’humbles travaux ! Maintenant qu’au creux de la brique l’or était refroidi, mon père le martelait et l’étirait. C’était l’instant où son travail de bijoutier commençait réellement ; et j’avais découvert qu’avant de l’entamer, il ne manquait jamais de caresser discrètement le petit serpent lové sous sa peau de mouton ; on ne pouvait douter que ce fût sa façon de prendre appui pour ce qui demeurait à faire et qui était le plus difficile. Mais n’était-il pas extraordinaire, n’était-il pas miraculeux qu’en la circonstance le petit serpent noir fût toujours lové sous la peau de mouton ? Il n’était pas toujours présent, il ne faisait pas chaque jour visite à mon père, mais il était présent chaque fois que s’opérait ce travail de l’or. Pour moi, sa présence ne me surprenait pas, depuis que mon père, un soir, m’avait parlé du génie de sa race, je ne m’étonnais plus ; il allait de soi que le serpent fût là : il était averti de l’avenir. En avertissait-il mon père ? Cela me paraissait évident : ne l’avertissait-il pas de tout ? Mais j’avais un motif supplémentaire pour le croire absolument. L’artisan qui travaille l’or doit se purifier au préalable, se laver complètement par conséquent et, bien entendu, s’abstenir, tout le temps de son travail, de rapports sexuels. Respectueux des rites comme il l’était, mon père ne pouvait manquer de se conformer à la règle. Or, je ne le voyais point se retirer dans sa case ; je le voyais s’atteler à sa besogne sans préparation apparente. Dès lors, il sautait aux yeux que, prévenu en rêve par son génie noir de la tâche qui l’attendait dans la journée, mon père s’y était 17/128 préparé au saut du lit et était entré dans l’atelier en état de pureté, et le corps enduit de surcroît des substances magiques celées dans ses nombreuses marmites de gris-gris. Je crois au reste que mon père n’entrait jamais dans son atelier qu’en état de pureté rituelle ; et ce n’est point que je cherche à le faire meilleur qu’il n’est – il est assurément homme, et partage assurément les faiblesses de l’homme –, mais toujours je l’ai vu intransigeant dans son respect des rites. La commère à laquelle le bijou était destiné et qui, à plusieurs reprises déjà, était venue voir où le travail en était, cette fois revenant pour de bon, ne voulant rien perdre de ce spectacle, merveilleux pour elle, merveilleux aussi pour nous, où le fil que mon père finissait d’étirer, se muerait en bijou. Elle était là à présent qui dévorait des yeux le fragile fil d’or, le suivait dans sa spirale tranquille et infaillible autour de la petite plaque qui lui sert de support. Mon père l’observait du coin de l’œil, et je voyais par intervalles un sourire courir sur ses lèvres ; l’attente avide de la commère le réjouissait. — Tu trembles ? disait-il. — Est-ce que je tremble ? disait-elle. Et nous riions de sa mine. Car elle tremblait ! Elle tremblait de convoitise devant l’enroulement en pyramide où mon père insérait, entre les méandres, de minuscules grains d’or. Quand enfin il terminait l’œuvre en sommant le tout d’un grain plus gros, la femme bondissait sur ses pieds. Non, personne alors, tandis que mon père faisait lentement virer le bijou entre ses doigts pour en étaler la régularité, personne n’aurait pu témoigner plus ample ravissement que la commère, même pas le griot dont c’était le métier, et qui, durant toute la métamorphose, n’avait cessé d’accélérer son débit, précipitant le rythme, précipitant les louanges et les flatteries à mesure que le bijou prenait forme, portant aux nues le talent de mon père. Au vrai, le griot participait curieusement – mais j’allais dire : directement, effectivement – au travail lui aussi s’enivrait du bonheur de créer ; il clamait sa joie, il pinçait sa harpe en homme inspiré ; il s’échauffait comme s’il eût été l’artisan même, mon père même, comme si le bijou fût né de ses propres mains. Il n’était plus le thuriféraire à gages ; il n’était plus cet homme dont chacun et quiconque peut louer les services : il était un homme qui crée son chant sous l’empire d’une nécessité tout intérieure. Et 18/128 quand mon père, après avoir soudé le gros grain qui achevait la pyramide, faisant admirer son œuvre, le griot n’aurait pu se retenir plus longtemps d’énoncer la « douga », ce grand chant qui n’est chanté que pour les hommes de renom, qui n’est dansé que par ces hommes. Mais c’est un chant redoutable que la « douga », un chant qui provoque, un chant que le griot ne se hasarderait pas à chanter, que l’homme pour qui on le chante ne se hasarderait pas non plus à danser sans précautions. Mon père, averti en rêve, avait pu prendre ces précautions dès l’aube ; le griot, lui, les avait obligatoirement prises dans le moment ou il avait conclu marché avec la femme. Comme mon père, il s’était alors enduit le corps de gris-gris, et s’était rendu invulnérable aux mauvais génies que la « douga » ne pouvait manquer de déchaîner, invulnérable encore à ses confrères mêmes qui, jaloux peut-être, n’attendaient que ce chant, l’exaltation, la perte de contrôle qu’entraîne ce chant, pour lancer leurs sorts. À l’énoncé de la « douga », mon père se levait, poussait un cri où, par parts égales, le triomphe et la joie se mêlaient, et brandissant de la main droite son marteau, insigne de sa profession, et de la gauche une corne de mouton emplie de substances magiques, il dansait la glorieuse danse. Il n’avait pas plus tôt terminé, qu’ouvriers et apprentis, amis et clients attendant leur tour, sans oublier la commère à laquelle le bijou était destiné, s’empressaient autour de lui, le complimentant, le couvrant d’éloges, félicitant par la même occasion le griot qui se voyait combler de cadeaux – cadeaux qui sont quasi ses seules ressources dans la vie errante qu’il mène à la manière des troubadours de jadis. Rayonnant, échauffé par la danse et les louanges, mon père offrait à chacun des noix de Kola, cette menue monnaie de la civilité guinéenne. Il ne restait plus à présent qu’à rougir le bijou dans un peu d’eau additionnée de chlore et de sel marin. Je pouvais disparaître : la fête était finie ! Mais souvent, comme je sortais de l’atelier, ma mère qui était dans la cour à piler le mil ou le riz, m’appelait. — Où étais-tu ? disait-elle, bien qu’elle le sût parfaitement. — Dans l’atelier. — Oui, ton père travaillait l’or. L’or ! Toujours l’or ! Et elle donnait de furieux coups de pilon sur le mil ou le riz qui n’en pouvaient, mais. — Ton père se ruine la santé ! Voilà ce que ton père fait ! Il a dansé la « douga », disais-je. 19/128 — La « douga » ! Ce n’est pas la « douga » qui l’empêchera de s’abîmer les yeux ! Et toi, tu ferais mieux de jouer dans la cour plutôt que d’aller respirer la poussière et la fumée dans l’atelier ! Ma mère n’aimait pas que mon père travaillât l’or. Elle savait combien la soudure de l’or est nuisible : un bijoutier épuise ses poumons à souffler au chalumeau, et ses yeux ont fort à souffrir de la proximité du foyer ; peutêtre ses yeux souffrent-ils davantage encore de la précision microscopique du travail. Et même n’en eût-il été rien, ma mère n’eût guère plus aimé ce genre de travail : elle le suspectait, car on ne soude pas l’or sans l’aide d’autres métaux, et ma mère pensait qu’il n’est pas strictement honnête de conserver l’or épargné par l’alliage, bien que ce fut chose admise, bien qu’elle acceptât, quand elle portait du coton à tisser, de ne recevoir en retour qu’une pièce de cotonnade d’un poids réduit de moitié. Chapitre 3 Souvent, j’allais passer quelques jours à Tindican, un petit village à l’ouest de Kouroussa. Ma mère était née à Tindican, et sa mère, ses frères continuaient d’y habiter. Je me rendais là avec un plaisir extrême, car on m’y aimait fort, on me choyait, et ma grand-mère particulièrement, pour qui ma venue était une fête ; moi, je la chérissais de tout mon cœur. C’était une grande femme aux cheveux toujours noirs, mince, très droite, robuste, jeune encore à dire vrai et qui n’avait cessé de participer aux travaux de la ferme, bien que ses fils, qui suffisaient amplement à la tâche, tentassent de l’en dispenser ; mais elle ne voulait pas du repos qu’on lui offrait, et sans doute était-ce dans cette activité suivie que gisait le secret de sa verdeur. Elle avait perdu son mari très tôt, trop tôt, et moi, je ne l’avais pas connu. Il arrivait qu’elle me parlât de lui : mais jamais longtemps : des larmes interrompaient bientôt son récit, si bien que je ne sais rien de mon grand-père, rien qui le peigne un peu à mes yeux, car ni ma mère ni mes oncles ne me parlaient de lui : chez nous, on ne parle guère des défunts qu’on a beaucoup aimés ; on a le cœur trop lourd sitôt qu’on évoque leur souvenir. Quand je me rendais à Tindican, c’était le plus jeune de mes oncles qui venait me chercher. Il était le cadet de ma mère et à peine sorti de l’adolescence ; aussi me semblait-il très proche encore de moi. Il était naturellement gentil, et il n’était pas nécessaire que ma mère lui recommandât de veiller sur moi : il le faisait spontanément. Il me prenait par la main, et je marchais à ses côtés ; lui, tenant compte de ma jeunesse, rapetissait ses pas, si bien qu’au lieu de mettre deux heures pour atteindre Tindican, nous en mettions facilement quatre, mais je ne m’apercevais guère de la longueur du parcours, car toutes sortes de merveilles la coupaient. Je dis « merveilles », parce que Kouroussa est déjà une ville et qu’on n’y a pas le spectacle qu’on voit aux champs et qui, pour un enfant des villes, est toujours merveilleux. À mesure que nous avancions sur la route, nous délogions ici un lièvre, là un sanglier, et des oiseaux partaient dans un grand bruit d’ailes ; parfois aussi nous rencontrions une troupe de singes ; et chaque fois je sentais un petit pincement au cœur, comme plus surpris que le gibier même que notre approche alertait brusquement. Voyant mon 21/128 plaisir, mon oncle ramassait des cailloux, les jetait loin devant lui, ou battait les hautes herbes avec une branche morte pour mieux déloger le gibier. Je l’imitais, mais jamais très longtemps : le soleil dans l’après-midi luit férocement sur la savane ; et je revenais glisser ma main dans celle de mon oncle. De nouveau nous marchions paisiblement. — Tu n’es pas trop fatigué ? demandait mon oncle. — Non. — Nous pouvons nous reposer un moment, si tu veux. Il choisissait un arbre, un kapokier ou un néré, dont l’ombre lui paraissait suffisamment dense, et nous nous asseyions. Il me contait les dernières nouvelles de la ferme : les naissances, l’achat d’une bête, le défrichement d’un nouveau champ ou les méfaits des sangliers, mais c’étaient les naissances surtout qui éveillaient mon intérêt. — Il est né un veau, disait-il. — De qui ? demandais-je, car je connaissais chaque bête du troupeau. — De la blanche. — Celle qui a les cornes comme un croissant de lune ? — Celle-là même. — Ah ! et le veau, comment est-il ? — Beau ! beau ! avec une étoile blanche sur le front. — Une étoile ? — Oui, une étoile. Et je rêvais un moment à cette étoile, je regardais l’étoile. Un veau avec une étoile, c’était pour faire un conducteur de troupeau. — Mais, dis donc, il doit être beau ! disais-je. — Tu ne peux rien rêver de plus joli. Il a les oreilles si roses, que tu les croirais transparentes. — J’ai hâte de le voir ! Nous irons le voir en arrivant ? — Sûrement. — Mais tu m’accompagneras ? — Bien sûr, froussard ! 22/128 Oui, j’avais peur des grandes bêtes cornues. Mes petits camarades de Tindican s’en approchaient de toutes les manières, se suspendaient à leurs cornes, allaient jusqu’à leur sauter sur le dos ; moi, je me tenais à distance. Quand je partais en brousse avec le troupeau, je regardais les bêtes paître, mais je ne m’en approchais pas de trop près ; je les aimais bien, mais leurs cornes m’intimidaient. Les veaux, eux, n’avaient pas de cornes, mais ils avaient des mouvements brusques, inattendus : on ne pouvait trop se fier à eux. — Viens ! disais-je à mon oncle. Nous nous sommes assez reposés. J’avais hâte d’arriver. Si le veau était dans l’enclos, je pourrais le caresser : dans l’enclos, les veaux étaient toujours tranquilles. Je mettrais un peu de sel sur la paume de ma main, et le veau viendrait lécher le sel, je sentirais sa langue doucement râper ma main. — Pressons le pas ! disais-je. Mais mes jambes ne supportaient pas qu’on les pressât tant : elles ralentissaient ; et nous continuions notre route sans hâte, nous flânions. Mon oncle me racontait comment le singe s’y était pris pour dindonner la panthère qui s’apprêtait à le dévorer, ou comment le rat-palmiste avait fait languir l’hyène toute une nuit pour rien. C’étaient des histoires cent fois entendues, mais auxquelles je prenais toujours plaisir ; mes rires levaient le gibier devant nous. Avant même d’atteindre Tindican, j’apercevais ma grand-mère venue à notre rencontre. Je lâchais la main de mon oncle et je courais vers elle en criant. Elle me soulevait et me pressait contre sa poitrine, et moi, je me pressais contre elle, l’entourant de mes bras, comme éperdu de bonheur. — Comment vas-tu, mon petit époux ? disait-elle. — Bien ! criais-je. Bien ! — Mais est-ce bien vrai cela ? Et elle me regardait, elle me palpait ; elle regardait si j’avais les joues pleines et elle me palpait pour voir si j’avais autre chose que la peau sur les os. Si l’examen la satisfaisait, elle me félicitait ; mais quand ses mains ne rencontraient que maigreur – la croissance m’amaigrissait – elle gémissait. — Voyez-vous ça ! disait-elle. On ne mange donc pas à la ville ? Tu n’y retourneras pas avant de t’être convenablement remplumé. C’est compris ? — Oui, grand-mère. 23/128 — Et ta mère ? Et ton père ? Ils se portent tous bien chez toi ? Et elle attendait que je lui eusse donné des nouvelles de chacun, avant de me reposer à terre. — Est-ce que le trajet ne l’a pas trop fatigué ? demandait-elle à mon oncle. — Du tout ! disait mon oncle. Nous avons marché comme des tortues, et le voici prêt à courir aussi vite qu’un lièvre. Dès lors, à demi rassurée, elle me prenait la main, et nous partions vers le village, nous faisions notre entrée dans le village, moi entre ma grand-mère et mon oncle, mes mains logées dans les leurs. Et sitôt les premières cases atteintes, ma grand-mère criait : — Bonnes gens, voici mon petit époux qui est arrivé ! Les femmes sortaient de leurs cases et accouraient à nous, en s’exclamant joyeusement. — Mais c’est un vrai petit homme ! s’écriaient-elles. C’est vraiment un petit époux que tu as là ! Beaucoup me soulevaient de terre pour me presser contre leur poitrine. Elles aussi examinaient ma mine, ma mine et mes vêtements, qui étaient des vêtements de la ville, et elles déclaraient tout splendide, elles disaient que ma grand-mère avait bien de la chance d’avoir un petit époux tel que moi. De partout elles accouraient, de partout elles venaient m’accueillir ; oui, comme si le chef de canton en personne eût fait son entrée dans Tindican ; et ma grand-mère rayonnait de joie. Ainsi assaillis à chaque case, répondant à l’exubérance des commères, donnant des nouvelles de mes parents, il fallait largement deux heures pour franchir les quelque cent ou deux cents mètres, qui séparaient la case de ma grand-mère des premières cases que nous rencontrions. Et quand ces excellentes femmes nous quittaient, c’était pour surveiller la cuisson d’énormes platées de riz et de volaille, qu’elles n’allaient pas tarder à nous apporter pour le festin du soir. Aussi fussé-je même arrivé maigre comme un clou à Tindican, j’étais assuré d’en repartir, dix jours plus tard, tout rebondi et luisant de santé. La concession de mon oncle était vaste. Si elle était moins peuplée, et de loin, que la nôtre, si elle n’avait pas la même importance, elle s’étendait généreusement comme il en va à campagne, où la place ne fait pas défaut. 24/128 Il y avait les enclos pour les vaches, pour les chèvres ; il y avait les greniers à riz et à mil, à manioc et à arachides, à gombo, qui sont comme autant de petites cases dressées sur des socles de pierres pour les préserver de l’humidité. À l’exception de ces enclos et de ces greniers, la concession de mon oncle différait peu de la nôtre ; simplement la palissade qui la défendait, était plus robuste : au lieu de roseaux tressés, on s’était servi, pour la bâtir, de solides piquets de bois coupés dans la forêt proche ; quant aux cases, elles n’étaient pas autrement construites que les nôtres, mais elles étaient plus primitives. Mon oncle Lansana, en tant qu’aîné, avait hérité de la concession à la mort de mon grand-père. En fait, mon oncle avait un jumeau qui aurait pu le supplanter, mais Lansana avait vu le jour le premier ; et chez nous, c’est le premier-né des jumeaux qui est tenu pour aîné. Il arrive néanmoins que ce droit d’aînesse souffre certain gauchissement, parce qu’il y a toujours un des deux jumeaux qui plus particulièrement impose et, ne fût-il pas le premier-né, se qualifie ainsi héritier. Peut-être, dans le cas de mes oncles, est-ce le second jumeau qui se fût imposé, car il ne manquait ni de prestige ni d’autorité, mais il n’y pensait même pas : il avait peu de goût pour la terre, et on le voyait rarement à Tindican ; il était une fois ici, une fois là ; en vérité le hasard seul et ses lointaines visites faisaient connaître où il était ; il avait le goût de l’aventure dans le sang. Pour moi, je ne l’ai rencontré qu’une fois : il était revenu à Tindican ; il y était de quelques jours et déjà ne songeait qu’à repartir. J’ai conservé le souvenir d’un homme extrêmement séduisant et qui parlait beaucoup, qui n’arrêtait pas de parler, et qu’on ne se lassait pas d’écouter. Il racontait ses aventures, qui étaient étranges, qui dépaysaient, qui m’ouvraient des horizons surprenants. Il me combla de cadeaux. S’était-il spécialement mis en frais pour l’écolier que j’étais, ou n’obéissait-il qu’à sa nature ? Je ne sais pas. Quand je le vis repartir vers de nouvelles aventures, je pleurai. Quel était son nom ? Je ne m’en souviens plus ; peut-être ne l’ai-je jamais su. Je l’avais appelé Bô, durant les quelques jours qu’il était demeuré à Tindican, et c’était le nom aussi que je donnais à mon onde Lansana, car ainsi surnomme-t-on habituellement les jumeaux, et ce surnom efface le plus souvent leur véritable nom. Mon oncle Lansana avait encore deux autres frères, dont l’un était récemment marié ; le cadet, celui qui venait me chercher à Kouroussa, bien que fiancé, était pour lors un peu jeune pour prendre femme. Ainsi deux 25/128 familles, mais pas bien nombreuses encore, habitaient la concession, en plus de ma grand-mère et de mon oncle cadet. Généralement, quand j’arrivais dans l’après-midi, mon oncle Lansana était encore à ses travaux dans les champs, et c’était dans la case de ma grand-mère que j’entrais d’abord, la case même que, durant mon séjour, je ne cesserais d’occuper. Cette case, à l’intérieur, ressemblait fort à celle que je partageais à Kouroussa avec ma mère ; j’y voyais jusque-là même calebasse où ma mère gardait le lait, et identiquement suspendue au toit par trois cordes pour qu’aucune bête n’y accède, identiquement couverte aussi pour empêcher la suie d’y tomber. Ce qui rendait la case singulière à mes yeux, c’étaient les épis de maïs qui, à hauteur du toit, pendaient en couronnes innombrables et toujours plus réduites selon qu’elles se rapprochaient du faîte ; la fumée du foyer n’arrêtait pas d’enfumer les épis et les conservait ainsi hors d’atteinte des termites et des moustiques. Ces couronnes auraient pu servir en même temps de calendrier rustique, car, à mesure que le temps de la récolte nouvelle approchait, elles devenaient moins nombreuses et finalement disparaissaient. Mais je ne faisais alors qu’entrer dans la case, je ne faisais qu’y poser mes vêtements : ma grand-mère jugeait qu’après avoir fait route de Kouroussa à Tindican, la première chose à faire était de me laver ; elle me voulait net, bien qu’elle ne se fit pas trop d’illusions sur la durée de cette netteté, mais du moins, était-ce sous ce signe qu’elle voulait voir commencer mon séjour ; et elle me conduisait incontinent dans le lavoir, un petit endos, à proximité de sa case, entouré de roseaux et dallé de larges pierres. Elle allait retirer la marmite du foyer, versait l’eau dans une calebasse et, après l’avoir attiédie à la température convenable, l’apportait dans le lavoir. Elle me savonnait alors de la tête aux pieds au savon noir et, après, elle me frottait non sans énergie avec une éponge de filasse extraite d’arbres tendres. Je sortais du lavoir, resplendissant, le sang avivé et la peau brillante, le cheveu bien noir, et courais me sécher devant le feu. Mes petits compagnons de jeu étaient là, qui m’attendaient. — Alors tu es revenu ? disaient-ils. — Je suis revenu. — Pour longtemps ? — Pour un bout de temps. 26/128 Et suivant que j’étais maigre ou gras – car eux aussi donnaient à la mine la première importance –, mais j’étais maigre le plus souvent, j’entendais : — Dis donc, tu te portes bien, toi ! — Oui, disais-je modestement. Oui : – Tu n’es pas gros ! — Je grandis, disais-je. Quand tu grandis, tu ne peux pas être gros. — Non. Tout de même tu n’es pas bien gros. Et il y avait un temps de silence, parce que chacun réfléchissait à cette croissance, qui fait davantage maigrir les enfants de la ville que les enfants de la campagne. Après quoi, l’un d’eux régulièrement s’écriait : — En voit-on des oiseaux dans les champs, cette année ! Mais il en allait ainsi toutes les années : toujours il y avait quantité d’oiseaux qui dévoraient les champs, et toujours c’étaient nous, les gosses, qui avions pour principale occupation de leur faire la chasse. — J’ai ma fronde, disais-je. Je l’avais emportée avec moi, je n’avais garde de l’oublier, et ici, je ne la quittais pour ainsi dire pas, soit pour paître le bétail, soit pour surveiller les moissons du haut des miradors. Les miradors tiennent une place importante dans mes séjours à Tindican ; on rencontrait partout de ces planchers montés sur des piquets fourchus et comme portés par le flot montant des moissons. Avec mes petits camarades, j’escaladais l’échelle qui y conduisait, et nous chassions à la fronde les oiseaux, les singes parfois, qui venaient piller les champs. Tout au moins était-ce là notre mission, et nous l’accomplissions sans rechigner, bien plus par plaisir que par obligation ; mais il arrivait aussi que, pris par d’autres jeux, nous oubliions pourquoi nous étions là, et, sinon pour moi, pour mes petits camarades tout au moins, cela ne se passait pas sans inconvénient : les parents ne tardaient guère à s’apercevoir que le champ n’avait pas été surveillé, et alors, selon la grandeur du dégât, c’était ou une gronderie bruyante ou le martinet qui rappelait à la vigilance les guetteurs distraits ; ainsi, dûment édifiés, et quand bien même nous nous faisions de ces confidences passionnantes, que les oreilles des grandes personnes ne doivent pas entendre, et qui sont le plus souvent le récit de rapines puériles, nous tenions néanmoins un œil sur la moisson ; au 27/128 surplus nos cris et nos chants suffisaient généralement à éloigner les oiseaux, même les mange-mil qui s’abattaient par bandes compactes. Mes petits compagnons étaient pleins de gentillesse. C’étaient d’excellents camarades vraiment, hardis, plus hardis que moi assurément, et même assez casse-cou, mais qui acceptaient de modérer leur fougue foncière par égard pour l’enfant de la ville que j’étais, rempli au surplus de considération pour ce citadin qui venait partager leurs jeux campagnards, et éternellement en admiration devant mes habits d’écolier. Sitôt séché devant le feu, je les revêtais, ces habits. Mes petits camarades me regardaient avec des yeux avides passer ma chemise kaki à manches courtes, enfiler une culotte de même nuance et chausser des sandales. J’avais aussi un béret, que je ne mettais guère. Mais il suffisait : tant de splendeurs étaient faites pour éblouir de petits campagnards qui n’avaient qu’un caleçon court pour tout vêtement. Moi, cependant, j’enviais leur caleçon qui leur donnait une liberté plus grande. Ces vêtements de ville, qu’il fallait tenir propres, étaient bien embarrassants : ils se salissaient, ils se déchiraient. Quand nous grimpions sur les miradors, je devais prendre garde de ne point m’accrocher aux échelons ; quand nous étions sur le mirador, il fallait me tenir à bonne distance des épis fraîchement coupés, mis ...
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