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L'écriture rhapsodique et le temps dans le récit (Diderot)

Publié le 30/06/2015

Extrait du document

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Dans l'espace ouvert entre l'histoire et la narration se mul­tiplient les effets de rythme les plus divers. Tantôt des pau­ses dilatoires imposées par les intrusions de l'auteur. Tantôt l'ellipse d'événements éludés ou retardés au gré des manigan­ces de l'auteur ou pour calmer l'impatience d'un auditeur qui ne tolère pas les temps morts (p. 283). Tantôt, au contraire, c'est la coïncidence entre le temps de la narration et celui de l'histoire, quand le tableau-description ou la scène dialoguée miment, comme au théâtre, l'écoulement du temps réel. A cet étalement de la durée s'opposent ces accélérations bru­tales où le récit se contracte en un raccourci fulgurant (histoires de duels) ou se trouve stimulé par l'emploi du présent (« Aussitôt on quitte le marquis «... p. 145) et par des présentatifs (« Voici, voilà «) qui restituent un acte subit (c Les voilà tous deux à cheval «, p. 44) ou une agitation tumultueuse (Gousse s'intente un procès à lui-même : « Le voilà... le voilà... «, p. 94). Ces variations du rythme avivent le plaisir du lecteur.

Hormis Les Bijoux, aucun des récits de Diderot ne comporte de découpage typographique organisé en séquen­ces distinctes : livres ou parties numérotés, chapitres avec ou sans titre. A la semblance du grand rouleau, Jacques s'offre à nous tissé comme une longue trame, une longue phrase s'ouvrant sur une question pour s'effacer avec le sommeil du héros... Cependant l'image de la trame, ou de la chaîne, convient mal à ce texte troué, déchiré, proliférant en tous sens, où tout est à la fois contigu et discontinu. L'auteur affiche ce désordre et en tire orgueil'. Faut-il n'y voir qu'une provocation ? Ou s'agit-il d'un désordre consti­tutif du texte ?

 

La plupart des critiques ont cherché le secret de l'oeuvre dans la rectitude cachée d'un ordre démonstratif. Mais pourquoi ne pas éprouver l'hypothèse inverse : un texte rhapsodique, disparate, où les écarts, les ruptures calquent les caprices de la conversation et les hasards de l'aventure (p. 62 : « Jacques se taisait... «) ? Autant que dans Trtstram, l'interruption généralisée disloque le déroulement linéaire d'une histoire — celle du voyage — que perturbent tantôt l'intrusion de l'auteur qui impose ses digressions, tantôt le surgissement d'un événement qui engendre une nouvelle histoire (le char funèbre amène l'anecdote de Le Pelletier, pp. 58-59). Parfois les ruptures se succèdent en rafale, avec une gratuité provocante (p. 43 : en vingt lignes, cinq niveaux du texte). Plus souvent l'interruption a un rôle organisateur : par exemple, elle permet le mélange de personnages appartenant à des degrés différents du récit (p. 166).

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« 42 vions hétérogènes.

Or ce travail disjonctif de l'écriture a multiplié les ruptures syntagmatiques, mais développé, par compensation, les structures paradigmatiques '.

A travers ce récit pulvérisé se dessine tout un système de correspon­ dances et de liaisons.

Ce peut être une symétrie entre des scènes : les brigands interviennent quatre fois (p.

10, p.

58, p.

89, p.

315) et le maître fait deux chutes (p.

19, p.

308) qui encadrent sa déchéance politique (pp.

190-19·1).

Ou bien un même motif est réitéré : le leitmotiv insistant des coups donnés et des blessures reçues met à l'épreuve l'atti­ tude fataliste.

Ou encore un mot clef devient signifiant par sa répétition : l'interjeétion « diable » rebondit de page en page, de la bouche de Jacques à celle du maître, et finit par faire surgir le Malin, celui qui coupe la parole à Jacques (p.

51) et réalise des miracles comme Dieu (p.

29'5).

Enfin un grand thème se répercute en échos multiples, s'amplifie et en vient à orchestrer tout un cycle d'histoires associées par cette consonance thématique : bienfaisance et malfaisance ; domination et servitude ; l'inconstance amou­ reuse (le chien amoureux, le premier serment, la gaine et le couteler, Mme de La Pommeraye ...

).

Ces corrélations construisent peu à peu un univers des signes, défi à la perspicacité de Jacques et à la sagacité du lecteur.

Autant que voyager, raconter prend du temps, et d'autant plus qu'on veut narrer plusieurs histoires à la fois ...

D'où le recours à plusieurs schémas syntagmatiques : l'enchaîne­ ment, l'alternance, l'enchâssement.

A l'inverse de La Reli­ gieuse, l'enchaînement continu est l'exception, sauf pour les grandes histoires qui sont les temps forts du roman : celle d'Hudson est presque d'un seul tenant, celle de La Pommeraye, longtemps retardée, avance sur un rythme soutenu.

Entre des ensembles de longueur équivalente l'équilibre s'établit par une sorte d'alternance : les trois histoires de Gousse s'intercalent entre les aventures du capitaine ; aux quinze fragments du voyage répondent les quinze séquences des amours de Jacques.

Mais la relation la plus fréquente est celle, traditionnelle, de l'enchâssement (cf.

Odyssée, Décaméron etc.) : l'histoire principale, sinon dominante, celle du voyage, s'interrompt pour .inclure des dizaines d'histoires enchâssées.

Pourquoi cette structure ? Par plaisir du récit, à coup sûr, mais aussi pour des néces-. »

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