LECONTE DE LISLE, Charles Marie René Leconte, dit : sa vie et son oeuvre
Publié le 15/01/2019
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LECONTE DE LISLE, Charles Marie René Leconte, dit (1818-1894). Redonner vie aux « dieux brumeux des vieilles races », aux civilisations perdues, évoquer l’histoire de l’humanité dans une langue d’une pureté formelle absolue, n’était-ce pas là une gageure, et Leconte de Lisle pouvait-il ne pas sombrer dans une entreprise titanesque, philosophique autant que poétique? Il semble ne rester de cette œuvre que quelques vers dans les manuels, ceux du « Cœur de Hialmar », ou ceux du sonnet célèbre des « Montreurs » :
Ah, misérable siècle, en ma tombe sans gloire
Dussé-je m'engloutir pour l'éternité noire
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal...
Leconte de Lisle porte ce masque froid et hautain d’un chef d’école, d’un maître du Parnasse, et l’œuvre, pas plus que l’homme, ne suscite guère aujourd’hui d’engouement. L’une comme l’autre sont peut-être victimes de ce halo de froideur et d’impassibilité qu’on leur a parfois faussement attribué.
La poésie comme un recours
Leconte de Lisle est resté avant tout l’auteur des Poèmes antiques, son premier grand recueil, publié en 1852 et couronné par l’Académie. Ses tentatives précédentes s’étaient soldées par des échecs, et en 1852, il a perdu bien des illusions. Il a quitté à quatre ans son paradis enfantin, l’île Bourbon, aujourd’hui île de la Réunion, où il est retourné passer son adolescence (1828-1837) et qu’il retrouvera pour un dernier séjour en 1843-1845. Il n’oubliera jamais l’île lointaine, douce, luxuriante qui se profile parfois dans l’œuvre et lui inspire un accent nostalgique, un fléchissement de voix soudain plus tendre. Après avoir abandonné, à Rennes, ses études de droit pour la poésie et fondé deux revues éphémères, la Variété (1840) et le Scorpion (1842), il a connu une misère qui lui a fait accepter un poste d’éditorialiste dans un journal et une revue fouriéristes (la Démocratie pacifique et la Phalange), ce qui lui a permis de côtoyer un petit milieu éclairé et vivant. Mais ses espoirs en une action militante sont vite déçus, et, lorsque, en 1848, il se lance en Bretagne dans l’effervescence de la campagne électorale, mal lui en prend : il échappe de justesse à la lapidation. On n’a pas su l’entendre. Et, l’échec de la Révolution se confondant avec son propre échec politique, il se détourne de l’action sociale, se dégoûte des vaincus comme des vainqueurs pour s’adonner enfin, corps et âme, à la poésie, qu’il veut et qu’il va renouve-
«
1er.
Il se verra peu à peu reconnu par les jeunes poètes, à
qui il ouvre une voie et avec lesquels il publie dans
les recueils du Parnasse contemporain.
Les institutions
officielles seront, elles, séduites par ses travaux d'érudit
sur l'Antiquité (des traductions de Théocrite, en 1861,
et d'Homère, en 1877).
Inscrit en 1864 sur la cassette
impériale, il deviendra bibliothécaire au Sénat et, consé
cration finale, entrera à 1' Académie française en 1886.
Dans la Préface des Poèmes antiques s'ébauche tout
son projet.
Là se dessine une nouvelle esthétique qui va
à l'encontre du romantisme languide et « efféminé » de
Musset ou de Lamartine, à l'encontre de la nouvelle
école du « bon sens » incarnée par Ponsard et soutenue
par le régime, à l'encontre même du lyrisme de Victor
Hugo.
Car l'admiration pour le maître, auquel il
emprunte, d'ailleurs, une certaine grandeur cosmique, se
mêle de bien des réticences.
Leconte de Lisle apparaît
donc comme le théoricien d'une nouvelle poésie, à la
fois philosophique et épique, qui prend sa source dans
les temps bienheureux où le poète, loin d'être un paria,
faisait parler à la fois la Cité et ses dieux, un temps où
Homère écrivait l'Iliade et Yalmiki le Râmâyana.
La
vraie poésie ne doit donc pas se séparer du monde mais,
au contraire, se lier étroitement au contexte social, politi
que et religieux.
Aux temps bénis de l'aventure humaine
- ces temps antiques qui sont aussi des temps épiques
-, l'art se conciliait avec la foi et avec l'histoire.
Mais
« depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent
la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son
unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi
l'esprit humain».
On comprend bien, devant cette vision
de l'humanité, pourquoi on a pu parler du pessimisme de
Leconte de Lisle.
La tonalité tragique de bon nombre
des poèmes a fait le reste.
En outre, le sentiment de
la décadence est maintes fois affirmé, comme dans la
« Préface » des Poèmes et poésies en 1855 : «Il faut bien
reconnaître que les plus larges sources de la poésie se
sont affaiblies graduellement ou taries».
Cela signifie
rait-il qu'il faille se résigner à l'imperfection? Deux élé
ments incitent, selon Leconte de Lisle, à plus d' opti
misme : d'abord, il est probable que, dans un avenir
indéterminé (peut-être un siècle seulement), l'humanité
entrera à nouveau dans une période glorieuse propice à
l'éclosion d'un grand art; ensuite, la poésie demeure
toujours possible : il lui suffit de retrouver l'inspiration
et « les formes plus nettes et plus précises » de la poésie
antique, de s'en imprégner par l'imitation, l'étude, la
traduction, mille« exercices expiatoires », et d'opérer à
partir d'eux une re-création.
Le recueil de 1852, qui a tant marqué les parnassiens
-au point qu'Adolphe Racot, un historien du �amasse,
le place comme phare à côté des Orientales, d'Emaux et
Camées et des Fleurs du mal -, s'inspire donc très
fortement de poètes comme Théocrite ou Anacréon.
A
côté des poèmes d'inspiration grecque, les poèmes hin
dous ont étonné : l'orientalisme, avec les travaux de
Burnouf, commence seulement à pénétrer les milieux
cultivés.
Comme l'hellénisme plus précoce (apparu dès
les premiers romantiques), il fournit à des générations
déçues par une réalité figée -1848 et le coup d'État
de 1852 sont la preuve que les structures sociales ne
changeront pas -, humiliées par le matérialisme triom
phant qui réduit les artistes à la mendicité, un rêve mer
veilleux.
Car 1 'antique, c'est la perfection, l'utopie
mêlées à l'exotisme.
D'où la prédilection de Leconte de
Lisle pour un Çiva ou un Brahma parfaits, d'où l'avalan
che des lotus qui déchaîne la verve acide d'un Barbey
d' Aurevilly : «Il a le nez englouti dans le lotus bleu, et
il s'asphyxie.
Dévote à la mythologie du Gange, sa muse
vit, une queue de vache à la main >>.
Pourtant, plus que des sarcasmes, le poète a suscité
bien des enthousiasmes.
Pour les jeunes poètes qu'il --·---
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accueillera bientôt en chef de file, il apparaît comme un
prophète rassurant, un prêtre (nombre de ses contempo
rains ont noté son allure sacerdotale).
Qu'il ait, de plus,
forgé ou entretenu une certaine mystique de la poésie,
rien d'étonnant puisque la poésie, c'est le souffle de
l'humanité qui, à travers le poète, se souvient de ses
dieux et de la période heureuse de son enfance, de son
âge d'or décrit dans les Poèmes antiques.
Bientôt, la barbarie triomphe de l'hellénisme, de
l'hindouisme ou du bouddhisme sereins; le chaos, la
fureur, le fracas des massacres, le déferlement des hordes
saxonnes donnent aux Poèmes barbares de 1862 et aux
Poèmes tragiques de 1884 un éclat d'incendie; et l'on
voit des amours éperdues, sauvages et sanguinaires, des
tresses blondes, de beaux corps sanglants.
Ces nouveaux
poèmes, par l'évocation épique et minutieuse des carna
ges, peuvent rappeler Salammbô : on y trouve la même
ivresse glacée du désastre.
Mais la fascination pour la
mort violente et mutilante (les corps décapités s'amon
cellent) semble bien spécifique.
Nous voilà loin d'une
poésie pure à la Gautier ou de l'impassibilité prétendue;
ce ne sont que crimes, ruses,Amassacres -au nom de
Dieu, parfois.
Et le Moyen Age espagnol prend chez
Leconte de Lisle un éclat sauvage et primitif inégalé
chez Corneille ou Hugo.
Une poésie de l'ambivalence
La récurrence presque obsessionnelle de la violence
ne doit pas remplacer l'image d'un poète impassible par
celle d'un romantique torturé.
Pourtant, le contraste entre
l'impassibilité et le tourment est frappant, cela au sein
même de l'œuvre, et non pas seulement, comme l'a dit
Edgar Pi ch, entre 1' œuvre théorique, plus confiante, et
1' œuvre poétique, plus tragique.
C'est qu'il y règne une
figure dominante :l'ambivalence.
La mort, par exemple, a double visage : tantôt elle est
désirée comme un havre de paix ( « Moii, je t'envie, au
fond du tombeau calme et noir ...
» ), tantôt elle est source
d'angoisse, car les morts (et l'on retrouve ici le mythe
primitif du mort persécuteur) parlent dans leur tombeau.
Il ne faut pas voir là uniquement un artifice esthétique
mais l'émergence de l'angoisse dans J'univers de
1' apaisement.
La nature aussi est double, avec son indifférence de
décor grandiose face à l'homme qui se déchire, ou, au
contraire, sa richesse opulente et caressante.
L'évocation du Christ, qui apparaît le dernier dans la
fresque sacrée, n'est pas plus univoque : Jésus a provo
qué la destruction de religions plus sages que la sienne
(le monothéisme est d'ailleurs symbole d'intolérance et
s'oppose à la douceur du polythéisme grec ou indien);
les moines hideux et déments assassinent la vierge tran
quille, fidèle aux dieux antiques ( « Hypatie », « Hypatie
et Cyrille » ); mais, étrangement, Jésus ressemble à ces
dieux détruits, en plus doux, en plus roux; non plus
martyr mais éphèbe endormi :
Il était jeune et beau, sa tête aux cheveux roux
Dormait paisiblement sur l'épaule inclinée.
«Ce cadavre si beau, si muet et si pâle», c'est le
dernier dieu trahi par le fanatisme de l'Église (fréquem
ment mise en accusation).
Alternance donc, contradictions, antagonismes de for
ces opposées donnent leur tension à l'œuvre, et font de
chaque poème, par leur énergie divergente, un lieu où le
désir (de mort, de vie) se joue.
L'ordre même des poèmes
en est parfois une indication : des pièces aux accents très
violents, évoquant des champs de bataille, des carnages,
vont alterner avec des poèmes d'amour raffinés; la versi
fication devient plus savante et subtile dans des pan
toums ou des villanelles.
Car le poète épique qui ressus-.
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