Le Vin des chiffonniers de BAUDELAIRE
Publié le 14/09/2006
Extrait du document
« Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux Où l'humanité grouille en ferments orageux, On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, Butant, et se cognant aux murs comme un poète, Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Epanche tout son coeur en glorieux projets. «
Le gout de Baudelaire pour les chansons est la forme que prend en poésie son amour des humbles. On doit à cette veine le cycle des Fleurs du Mal inspiré par «Le Vin « qui culmine dans « Le Vin des chiffonniers« :
«
L'ivresse poétique est dotée d'une double fonction, celle de substituer le rêve à la réalité, celle aussi de dévoilerl'injustice et le mensonge qui fondent cette réalité.
La poésie est à la fois la source d'une fiction compensatrice etl'arme d'un dévoilement vengeur.
Dans sa variante ultime, la conclusion du poème effectue un renversement.
Le vinn'est plus un adjuvant du sommeil, il en est l'adversaire, l'ivresse qu'il procure est celle d'un réveil de l'esprit quirefuse la résignation prêchée par les puissances suprêmes.Il est troublant de constater que la genèse de ce poème témoigne d'une évolution radicalement inverse de celle desidées politiques de Baudelaire, sous l'influence de Joseph de Maistre, au cours de la période correspondante.
Sansdoute faut-il y voir une manifestation de la dualité baudelairienne.
Mais si cette dualité s'explique par la polarité despostulations extrêmes, elle se résout dans le mouvement de réversibilité qui est la vraie lame de fond de la poétiquedes Fleurs du Mal.Telle est la mission paradoxale du poète de la modernité : non glorifier les effets d'un « progrès » qui est pourBaudelaire synonyme de perdition, mais transmuer en beauté enivrante les parcelles viles d'une réalité maudite.
Levin de l'inspiration poétique, comme le vin de barrière pour le chiffonnier, est non pas le signe de l'abandon, de ladémission devant un sort inacceptable, mais l'instrument de résistance à l'aliénation universelle.Ce mouvement achève le divorce entre l'action et le rêve.
L'échec même de la «conspiration », l'effondrement desespoirs dans un changement salutaire de l'ordre social déterminent la transformation du Dieu d'amour en un Dieucruel, hostile au bonheur de l'homme.
Dans les moments de doute, d'abattement, de spleen, le règne du Mal sur laterre apparaît comme l'accomplissement de la volonté divine.
Alors le ciel se ferme comme un couvercle, alors lepoète ne peut plus se tourner vers un idéal devenu le symbole d'une illusion mensongère et tyrannique.
Ildéconstruit ce mythe trompeur et se penchera vers les scories d'une réalité dégradée pour les élever à la dignitépoétique.
L'alchimie est à double sens, elle convertit l'or en plomb et le plomb en or dans un mouvement perpétuel.Comme le chiffonnier sauve les objets rejetés, des objets désormais sans utilité, qui ont perdu leur finalité pratique,le poète s'efforcera de sauver une langue tellement usée qu'elle en est devenue inutilisable.
C'est dans ces élémentscorrompus et rejetés qu'il puisera les matériaux d'une vision neuve du monde, qu'il voudra rejoindre l'innocencerayonnante de la vie antérieure.L'état de déchet suffit à parer d'une noblesse inconnue le moindre cliché, l'image la plus éculée, le terme le plus vildu dictionnaire sur lequel le poète abaissera son regard compatissant.
Mais la tâche du poète ne s'arrête pas à cetravail de récupération, il doit ensuite donner une forme, une unité à ce monceau d'ordures pour le jeter dans ungeste de défi à la face de ses Juges.
Quant au mendiant, toutes les relations de Baudelaire avec sa mère, avecAncelle, avec la société, toutesles avanies et les humiliations qu'il s'expose volontairement à subir par fidélité à sa vocation poétique indiquentclairement quel fumier engraisse le sol nourricier où vont éclore ses «fleurs» poétiques.
Le titre de son oeuvre (LesFleurs du Mal) est déjà un oxymoron qui déconstruit un stéréotype.
La comparaison des poésies à des « fleurs » estun lieu commun de la poétique traditionnelle.
Baudelaire le revitalise en l'associant à une notion grâce à laquelle ceterme, entrant en hérésie sémantique, se charge d'une expressivité nouvelle et forte..
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