Le village abandonné (J.-P. Chabrol, La Gueuse)

C'est un bourg verdoyant où l'arbre a supplanté le bourgeois. Ses maisons, ses boutiques, ses édifices publics, son temple, s'alignent de part et d'autre d'une Grand-Rue qui grimpe droit au flanc de la montagne, dans le creux d'un vallon étroit. Ses ateliers, ses entrepôts entourent la Placette qui se trouve en bas de la rue. Le gros œuvre n'a pas souffert d'un siècle d'abandon. Les façades n'ont pas pris de ventre, elles s'alignent sans une lézarde. Les murs ont été construits en pierres minutieusement ajustées. Seul, le bois a péri : portes, portails, volets se sont volatilisés. Cette apparition n'attriste pas, elle ne rappelle en rien les ruines de la guerre. En réalité, ce gros bourg n'est pas tout à fait mort. Un autre règne est venu remplacer celui de l'homme. Après la fuite des habitants, la flore en a pris possession, et l'habite. C'est rudement joli. Il y a partout du monde au balcon : là, un figuier, là, un noisetier ; là-haut, les bras d'une verne (1) qui semble secouer un tapis de vigne vierge. Sur les seuils, fougères, orties géantes et bruyères batifolent comme une marmaille. Et c'est parcouru de frissons et de bruits humains. Les toupets feuillus, qui se penchent par ces fenêtres toujours ouvertes, hochent curieusement leurs têtes dépeignées aux courants d'air du vallon. (...) Il ne reste rien des toits, que l'arc élancé de voûtes admirables, mais les vents, les arbustes et les échos peuplent ces vieux murs de vies bruyantes : il semble que des magistrats municipaux discutent encore en l'hôtel de ville et, dans le temple, se déroule un étrange office : un figuier noueux, jailli de la muraille à hauteur de chaire, prêche l'assemblée des jeunes pins, des pousses de châtaigniers, des noyers, des pêchers sauvages, des noisetiers et des arbousiers.

J.-P. Chabrol, La Gueuse.

Vous ferez un commentaire composé; vous montrerez notamment par quels procédés Jean-Pierre Chabrol a rendu ce village encore vivant, et vous étudierez l'atmosphère de cette description.