Le temps et l'espace - Le Chevalier à la charrette, de Chrétien de Troyes

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Il -UN ESPACE DOUBLE Chevaucher en aveugle S'il est possible, au moins dans un premier temps, d'établir le calendrier de la quête de Lancelot et de sa reconquête de la reine, il est beaucoup plus difficile de suivre son parcours dans l'espace romanesque.

C'est d'ailleurs une constante du roman arthurien au XII° siècle : les chevaliers semblent chevaucher en aveugles dans une forêt impénétrable, parsemée de châteaux plus ou moins hospitaliers, de gués et de landes où jouter, mais si impossible à quadriller ou à baliser que l'on ne parvient jamais que par hasard à retrouver un endroit déjà une première fois! Deux univers Dans La Charrette, il est clair d'emblée que l'espace est double: d'un côté, le royaume de Logres, le monde humain normal, où règne Arthur.

De l'autre, le royaume de Gorre, la terre « d'où on ne revient jamais », le domaine du surnatu­ rel.

Le passage de l'un à l'autre est marqué par le franchissement d'une rivière, signal fréquemment employé dans les romans « bretons » pour désigner le passage dans !'Autre Monde d'origine celtique.

En outre, ici, deux ponts exceptionnels, relevant de la« merveille», c'est-à-dire du prodige, permettent, ou plutôt empê­ chent, ce passage, et confirment la distance symbolique entre les deux mondes : le Pont-sous-I'Eau, dont la description va contre la notion même de pont, et le Pont­ de-l'Épée, qui constitue un supplice raffiné à lire en termes symboliques.

Confusions Pourtant, cette partition de l'espace ne fonctionne pas à un niveau plus pro­ fond.

Il est difficile de déterminer où passe exactement la frontière du royaume de Gorre.

En effet, bien avant que Lancelot n'ait franchi le Pont-de-l'Épée, il ren­ contre des personnages qui s'opposent à lui en tant que sujets de Baudemagu et Méléagant, ou des« prisonniers» qui se réjouissent de sa venue et l'accompagnent afin d'être témoins de ses prouesses de héros sauveur.

Les prodiges ne sont pas moins nombreux dans le monde arthurien, que l'on pourrait croire normal, que dans lautre monde : le nain à la charrette circule dans le royaume de Logres, bien que sa signification en fasse un citoyen du royaume de Gorre.

Inversement, l'es­ pace au-delà des deux ponts n'est pas très différent de l'espace arthurien.

Une fois que la reine est revenue auprès du roi Arthur, cette confusion s'accroît encore : où placer le château de Noaut, où a lieu le tournoi ? De même, la tour fan­ tastique que Méléagant fait construire sur le rivage se situe dans un espace qui n'est pas autrement défini, et qui semble n'appartenir en fait à aucun des deux royaumes.

Mais peut-être faut-il considérer que Gorre, sorte de double négatif de Logres, s'est en quelque sorte dissous dès l'instant que Lancelot a libéré les prison­ niers, et que l'interdit n'a plus de raison d'être.

Dans le cadre d'un espace large­ ment mythique, il est en effet difficile de distinguer des degrés, et de lire une véri­ table différence de nature entre deux royaumes de fiction marqués de merveilleux, dont la géographie est presque également impossible à établir de manière stable.

Conclusion : Temps et espace relèvent en définitive de la même ambi­ guïté : au départ, les deux catégories sont traitées de façon claire et précise, mais le désordre s'introduit par la suite, les références se brouillent, et la temporalité se dilue dans un cadre spatial lui-même incertain.. »