Le Temps du mépris, chap. II, La Pléiade (Gallimard), p. 791. Commentaire
Publié le 27/03/2015
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Après avoir été sauvagement battu par ses geôliers nazis, le communiste Kassner est enfermé dans une cellule obscure, «seul avec la folie«. Il ne perçoit plus du monde extérieur que quelques bruits. Un gardien vient de passer dans le couloir «en chantonnant «.
Il n'y avait rien autour de lui, rien qu'un creux géométrique dans la pierre énorme, et dans ce trou de la chair à supplice ; mais dans ce trou il y aurait les chants russes, et Bach et Beethoven. Sa mémoire en était pleine. La musique, avec lenteur, repoussait la folie de sa poitrine, de ses bras, de ses
10 panique, dans le silence autour de Kassner comme l'attente de l'orage, sur sa servitude et sa folie, sur sa femme morte, sur son enfant mort, sur ses amis morts, sur tout le peuple de l'angoisse, se levaient sourdement la joie et la douleur des hommes.
Au fond de ses yeux fermés commencèrent à déferler d'inquiètes vagues
40 vitant selon une marche immobile de constellation.
«
LES ROMANS DE MALRAUX
Vautour et cachot s'enfonçaient sous une lourde cascade de chant funèbre
jusqu'à une communion inépuisable où la musique perpétuait tout passé en
le délivrant du temps, en mêlant tout dans son évidence recueillie comme se
fondent la vie et la mort dans l'immobilité du ciel étoilé; lambeaux de pay-
45 sages de guerre, voix de femmes, ombres en fuite, toute la mémoire se dis
solvait dans
une pluie sans fin qui descendait sur les choses comme si son
inépuisable
chute les eût entraînées jusqu'au fond du passé.
La mort était
peut-être semblable à cette musique: ici
même ou dans la salle de garde, ou
dans la cave à l'instant d'être tué, peut-être sa vie s'étendrait-elle devant lui
50 sans violence, sans haine, tout entière noyée dans la solennité comme son
corps l'était
maintenant dans ces ténèbres, comme cette charpie de souve
nirs l'était dans ce
chant sacré.
(COMMENTAIRE)
L'enj~_~_du texte: un(!_e!f>!ora_tL~l'I- '!'_en_!ale
Ce passage, qui nous installe dans la pensée même du personnage, retrans
crit des faits psychiques sans avoir recours au monologue intérieur*.
Le
texte se présente comme une navigation mentale où sont explorés des
états à la limite de la folie.
Face à la menace de désagrégation de laper
sonnalité, la musique permet au personnage de se distancier mentalement
d'une situation présentée comme insoutenable.
ll__lJ!l~-~dy~sé~_'!'~l'l!'!I~
On a affaire ici à un psycho-récit*, à savoir un discours du narrateur sur la
vie intérieure du personnage.
Du dehors vers le dedans.
Le texte nous conduit progressivement du
«dehors», !'environnement réel du prisonnier ("autour de lui, rien qu'un
creux géométrique»), au «dedans», son espace men ta! ( «sa mémoire en était
pleine»), la sensation de la douleur jouant le rôle d'une frontière entre le
physique et le psychique: !'étrange vision des «vagues engourdies» paraît en
effet émaner directement de la perception du corps propre («engourdies
comme ses b/,essures »).
L'activité mentale consiste à la fois dans la remémoration (de la
musique, des choses vues et entendues dans le passé), le rêve obsédant (le
cauchemar du vautour), la vision ("tout se perdait en gravitant selon une
marche immobi/,e de constellation»), enfin la pensée, qui apparaît en conclu
sion sous la forme de l'hypothèse: «peut-être sa vie s'étendrait-el/,e devant lui
sans
viownce ».
251.
»
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- Paul Valéry - Léonard et les philosophes - Oeuvres, tome 1, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, p.1243-1246 (commentaire)
- Montaigne "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage." Montaigne, Essais, 1580-1595, Livre II, chap. 12, Gallimard, La Pléiade, p. 515. Commentez cette citation.
- Épictète "Ce n'est pas en se rassasiant des choses désirées que l'on prépare la liberté, c'est par la suppression des désirs." > Épictète, Entretiens (vers 130 ap. J.-C.), livre IV, chap. I, trad. É. Bréhier revue par P. Aubenque, in Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1060. Commentez cette citation.