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Le romanesque stendhalien

Publié le 14/01/2018

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Un roman balzacien ? René Boylesve voyait, dans Lucien Leuwen,

 

le roman le plus balzacien de Stendhal. Il est vrai que Stendhal n’a jamais poussé plus loin le scrupule d'exactitude. Il a versé, dans ce roman, beaucoup de souvenirs, de documents, de témoignages directs. La division même du livre, vie de province, vie de Paris, n'est pas sans évoquer les grandes divisions balzaciennes des études de mœurs. Stendhal montrait d'abord cette société légitimiste de Nancy qui n'a pas admis la révolution de Juillet et qui attend des jours meilleurs. Puis il peignait des scènes de la vie parisienne : Lucien, secrétaire particulier du comte de Vaize, ministre de l'Intérieur, était bien placé pour être au fait de toutes les vilaines affaires du régime : coups de bourse, intrigues policières, sordides manœuvres électorales.

 

On reste pourtant très loin de Balzac. Bourgeois et nobles, chez Stendhal, sont moqués ou jugés. Ils appartiennent à un clan, ils ne participent pas aux mouvements profonds de la société française. Certes les faits sur lesquels s'appuie Stendhal sont plus vrais que ceux qu'utilise Balzac. Mais, comme le dit Maurice Bardèche, « de Lucien Leuwen aux romans de Balzac, il y a

«LUCIEN LEUWEN »

 

Le travail du romancier Comme les autres romans de Stendhal,

 

Lucien Leuwen est né d'un hasard. Mme Jules Gaulthier lui avait confié le manuscrit d'un roman qu'elle avait intitulé : Le Lieutenant et sur lequel elle lui demandait son sentiment. Le 4 mai 1834, Stendhal lui adresse, de Civita-Vecchia, une lettre remplie de critiques et de conseils. Il lui reprochait un langage << horriblement noble et emphatique >>, il lui conseillait de << tout mettre en dialogues >>, il déplorait la platitude du dénouement, il la mettait en garde contre un ton guindé. << Racontez-moi cela, lui disait-il, comme si vous m'écriviez >>. Il l'engageait à plus d'exactitude : << En décrivant un homme, une femme, un site, songez toujours à quelqu'un, à quelque chose de réel >>. — Là-dessus il commença à << barbouiller cruellement >> le manuscrit de son amie, songea un moment à récrire Le Lieutenant, puis l'idée lui vint de reprendre par lui-même ce sujet et de le traiter selon son inspiration. Il esquissa un plan sommaire : il écrirait un roman d'amour qui serait lié à l'histoire de la société de son temps. Il prévoyait trois parties : l'une serait consacrée à la vie de province, à la naissance de l'amour de Lucien, en garnison à Nancy, pour Mme de Chasteller ; la deuxième, après la brouille qui les sépare, présenterait Lucien à Paris, dans les milieux de la banque, de la Chambre, des ministères ; la troisième le montrerait à l'ambassade de Rome, mêlé à la plus brillante société cosmopolite. Stendhal n'a jamais réalisé entièrement ce plan. Il a renoncé à la dernière partie. Il lui sembla qu'il était trop tard, après les deux premières, pour présenter de nouveaux milieux et de nouveaux personnages.

 

De tous ses romans, c'est celui qu'il a le plus travaillé. C'est qu'à la différence de ce qui s'était passé pour le Rouge, il avait << à inventer le plan >>, il devait penser « à la convenance de l'action, et non à la façon de la raconter >>. Il disait avec un brin d'emphase qu'il avait, pour Lucien, procédé << par voie de découverte successive et de perfectionnement graduel >>. Les manuscrits de Leuwen, qui nous sont parvenus, permettent de suivre de près la genèse du livre. Ils contiennent, dans les marges, les précieux commentaires de Stendhal. Nous voici dans le laboratoire d'un romancier en plein travail. Il commence par rédiger les grandes masses, en se laissant, comme toujours, aller à sa verve ; il arrangera par la suite : << Je fais le plan, note-t-il, après

Roman et autobiographie En 1830, Le Rouge et le Noir nous fait

 

assister à la naissance du roman moderne. L'exacte représentation des mœurs du temps, la peinture d'un héros qui éprouve sa valeur au contact du monde, la fermeté de la structure d'ensemble, la constitution d'un univers en trompe-l'œil qui s'impose autant par sa vérité que par sa crédibilité, tout cela précédait de peu les grandes réussites balzaciennes des années trente. Balzac, pourtant, demeure le premier romancier à qui le roman soit apparu comme un genre, ayant ses ambitions, ses lois, ses recettes. Stendhal y a vu un moyen de s'exprimer plutôt qu'un genre auquel il dût se vouer entièrement. Il est l'auteur du Journal, de la Filosofia Nova, l'essayiste de l’Amour, autant que le romancier du Rouge ou de la Chartreuse. Deux ans après Le Rouge et le Noir, il racontait, dans les Souvenirs d’égotisme, sa vie sous la Restauration, de 1821 à 1830. Le 14 mai 1835, dans une marge du manuscrit de Lucien Leuwen, il notait : « Si ceci ne vaut rien, j'aurai perdu mon travail; il valait mieux les Mémoires de Dominique ». Et, abandonnant son Leuwen, il écrivit son autobiographie dans la Vie de Henry Brulard : il s'y livre à la chasse aux souvenirs, il y raconte son enfance et son adolescence. Il laisse Henry Brulard inachevé pour écrire La Chartreuse de Parme. La création, chez lui, oscille entre l'autobiographie et le roman, entre la vérité et la fiction.

 

Il écrit dans Henry Brulard : « ( ...) Quel encouragement à être vrai et simplement vrai, il n'y a que cela qui tienne ». On ne voit, chez lui, aucun plaidoyer en faveur de lui-même. Il s'applique à restituer, dans Brulard, le cadre de chacun des épisodes qu’il rapporte, à situer scrupuleusement ses souvenirs, à préciser même l'angle sous lequel telle ou telle scène lui est jadis apparue. Il a souvent l'impression, dans cette recherche, qu'il découvre en lui-même l’autre qu’il a été. Les souvenirs et les rêveries se réfèrent toujours à la réalité d'un fait qui a sa consistance ; dans les romans, au contraire, ce sont les rêveries et les souvenirs qui ont donné sa consistance à la réalité fictive. Y a-t-il chez Stendhal tant de distance entre les souvenirs et les fictions ? Ses fictions sont pleines de souvenirs. Elles disent ce qui aurait pu être, quand ses mémoires disent ce qui a été. A quel moment est-on plus près de la vérité de soi-même ? Comment se connaître, sinon en s’essayant ? L'expérience imaginaire permet au romancier de saisir la vérité d'un être qui ne peut se connaître qu'en se créant. Dans chacun des romans de Stendhal, la biographie de ses héros n'est qu'une autobiographie de ses possibles. << Il y a un univers balzacien, a dit Pierre-Georges Castex. Il n'y a que des héros stendhaliens ». Et ces héros ne sont que des avatars de l'auteur. S'il a cherché dans Brulard les sources lointaines de sa personnalité, il a souvent dit, dans le Rouge ou dans la Chartreuse, certains secrets de sa vie. La rêverie romanesque a été pour lui une des pentes de l'investigation de soi-même. Il est remarquable que l'autobiographie d’Henry Brulard annonce avec un siècle d'avance les développements du roman moderne : cette recherche du temps perdu, cette descente dans les profondeurs du moi et les souvenirs de la lointaine enfance, cette alternance, déjà, du présent et du passé, des faits et des impressions,

« la part de Sainte-Beuve, la plaisante dénomination de « hussard du roman­ tisme ».

A côté de ces œuvres, combien de pages n'ont été publiées que beaucoup plus tard, vers I93 0, par les soins d'Henri Martineau : Ecoles italiennes de peinture, Pages d'Italie, Mélanges de politique et d'Histoire, Mélanges de litté­ rature témoignent de la prodigieuse activité intellectuelle de Stendhal.

Sa correspondance, les articles qu'il adressait à des revues anglaises, le journal qu'il tint de r8or à r82 3, les Pensées qu'il nota, de r8or à r8o5, sous le titre de Filosofia Nova constituaient, dès sa jeunesse, une somme considérable d' observations et de réflexions.

Sa destinée littéraire offrait, à vrai dire, un cas singulier.

Voilà un homme qui à vingt ans, s'assignait comme but « d'être le plus grand poète possible », et, pour cela, de « conna itre parfaitement l'homme ».

Il voulait devenir drama turge.

Il rêvait d'être le Molière de son temps.

Pendant plus de quinze ans, l'art dramatique a été sa principale préoccupation : le journal, la Filosofia Nova, la Corres pondance en font foi.

Dès son adolescence, Stendhal comm ente, la plume à la main, Molière, Goldoni, Beaumarchais, Corneil le, Alfieri, Racine.

Il a laissé beaucoup de plans, d'esquisses, de projets de co­ médies.

Mais il en restait, dans ce domaine, aux projets.

Cet apprentissage n'a pas été inuti le.

C'est dans le trésor de notations psychologiques accumulé pendant sa jeunesse que le romancier, plus tard, devait puiser.

« J'a i besoin de vérité tout de suite, avait-il écrit, je pourrai les arranger dans un autre temps ».

C'est dans ses romans, et non au théâtre, qu'il a réussi à les « arranger ».

Sa notion du roman Stendhal n'a pas laissé une théorie en forme du genre romanesque.

On trouve, cependant, dans ses avan t-propos, dans ses notes, dans sa correspondance, les éléments d'un art du roman.

La question du roman, en tout cas, n'a cessé de le préoccuper.

Il ne lui a pas échappé qu'il était en passe de devenir le grand genre du xrxe siècle.

Dans ses Promenades dans Rome, il observait que « ce qui est indispensable pour toucher le vulgaire choque les hommes bien nés : de là, ajoutait-il, difficulté et, peut-être, impossibilité du drame en r834, et le règne du roman ».

Et, sur un exemplaire de Rouge et Noir : « Depuis que la démoc ratie a peuplé les théâtres de gens grossiers, incapables de comprendre les choses fines, je regarde le roman comme la comédie du xrx e siècle ».

Déjà dans Filosofia Nova il se faisait, en pensant au théâtre, sa propre doctrine du roman.

Songeant sans doute à La Nouvelle Héloïse, il y voyait une idéalisation de la réalité : « Dans les romans, écrivait-il en r8o3, on ne nous offre qu'une nature choisie.

Nous nous formons nos types de bonheur d' après les romans.

Parvenus à l'âge où nous devons être heureux d'après les romans, nous nous étonnons de deux choses : la première, de ne pas éprouver du tout les sentiments auxquels nous nous attendions.

La deuxième, si nous les éprouvons, de ne pas les sentir comme ils sont peints dans les romans.

Quoi de plus naturel, cependant, si les romans sont une nature. »

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