LE ROMAN POLICIER (Histoire de la littérature)
Publié le 01/12/2018
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ROMAN POLICIER. Curieuse position que celle de la littérature policière française. Rejetée, parce que policière, du domaine de la littérarité, sinon de celui de la littérature en général (cf. des termes comme para- ou infra-littérature), elle ne réussit pas pour autant, en tant que française, à se faire accepter comme membre à part entière dans l'internationale de ce genre proscrit.
D’une part, en effet, la critique impose traditionnellement une approche normative selon laquelle un texte n’est considéré comme « policier » qu’à condition de rester en deçà d’un certain niveau esthétique : que ce soit sur le plan de la « psychologie » (les personnages y sont des « marionnettes »), sur celui des « idées » (son « message » est, au mieux, inexistant), etc., le policier se termine là où commence le littéraire. D’autre part, l’immense majorité des tentatives de définition non normative du genre policier effectuées à ce jour se fonde presque exclusivement sur l’expérience anglo-saxonne dans ce domaine. Plus précisément, si l’histoire de l’au-todéfinition de la littérature policière est jalonnée d’interdits prononcés par divers auteurs et académies concernés à l’encontre de tel ou tel genre de récit policier, ainsi que de « règles » strictes et élaborées quant à ce que peut et ce que ne peut pas contenir un texte « authentiquement » policier, ces règles et interdits (quels qu’ils soient par ailleurs) délimitent presque toujours un corpus spécifiquement de langue anglaise, le reste de la littérature policière (c’est-à-dire, sur le plan quantitatif, surtout la production française) n’ayant d'autre alternative que de s’y assimiler ou d’en être exclu. Et de fait, peu connu en dehors de l’Hexagone, peu traduit (par comparaison avec la production anglo-saxonne), le roman policier français est généralement peu apprécié par les aficionados du « polar » dans le monde occidental, ainsi que par les critiques professionnels en la matière : il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter les nombreuses études, histoires et bibliographies concernant la littérature policière publiées aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne (il est significatif qu’il y en ait fort peu en France).
Et pourtant, c’est peut-être précisément en tant que marge au sein de la marge, en tant qu’exilée de sa propre diaspora, que la fiction policière française (y compris des auteurs belges comme Simenon ou Steeman) mérite une attention particulière. Se situant régulièrement en marge des catégories communément admises comme policières, qu'il s’agisse du roman d'énigme, du roman « noir », du roman à suspense, etc., elle oblige celui qui veut en parler non seulement à délaisser toute approche normative et à rejeter les catégories conceptuelles traditionnelles, mais également à refuser la prédominance d'un certain modèle culturel et à reconsidérer l'étendue et la nature du corpus conventionnellement désigné comme « policier ». Ce qui se traduit, sur le plan de la définition, par une démarche visant non pas à déterminer ce que sont ou devraient être les romans policiers dans leur ensemble, mais plutôt à décrire une matrice, une structure narrative spécifique de laquelle participerait, peu ou prou, d’une manière ou d'une autre, tout texte policier.
Ainsi, prenant appui sur les acquis récents de la recherche structurale dans l’analyse des textes, on proposera de voir dans la forme narrative policière le récit de la recherche d’un récit, celui-ci ayant abouti à un crime, celui-là découlant de ce même crime. Et sans entrer ici dans les détails des diverses implications théoriques et méthodologiques d'une telle formule, on soulignera cependant la solidarité structurelle qui en articule les composantes : l'absence du récit aboutissant au crime est à l'origine du déploiement du récit de la recherche (= de l’enquête), et le crime constitue l’événement-charnière en ce qu’il fonde simultanément le déclenchement de l’enquête (pour des raisons morales, légales, etc.) et l'absence du récit du crime, c’est-à-dire le mystère (pour les mêmes raisons légales ou morales). A cet égard, le meurtre est incontestablement le crime « idéal » pour un récit policier, le cadavre étant ce signe ambigu qui, simultanément, indique 'existence d’un récit antérieur dont il est la conséquence et tait la narration qui, seule, aurait pu en tracer l'évolution.
Dans la perspective d’une telle définition fonctionnelle, les diverses catégories secondaires du roman policier sont aisées à décrire. Pour celles qui nous concernent ici (il y en a d’autres), nous dirons que la fiction policière classique (le rc-man d'énigme) souligne le caractère analytique, logico-cognitif de l’enquête, le seul événement devant y être, en principe, le crime lui-même; le roman « noir » (ou hard-boiled) insiste, au contraire, sur le caractère intrinsèquement événementiel de l'enquête elle-même, le crime n’y constituant qu'un moment non privilégié. Tous deux, cependant, sont narrés du point de vue de l'enquête (sinon de l'enquêteur); le roman à suspense, lui, verra sa narration se ranger, en général, du côté de la victime (actuelle ou éventuelle).
Cependant, avec ces définitions rapides des sous-genres policiers, nous abordons, répétons-le, un terrain
problématique, dans la mesure précise où il s’agit de les utiliser dans une description du corpus policier de langue française. Nous verrons en effet que, pour chaque catégorie de récit policier, la production française semble tenir à s’écarter de manière significative de la norme anglo-saxonne. Le plus intéressant étant peut-être que cette norme, les écrivains français la reconnaissent généralement comme leur propre modèle et la revendiquent comme tel.
Ainsi, si l’on considère généralement le Double Assassinat dans la rue Morgue, d'Edgar Allan Poe, comme le premier récit véritablement policier de l’histoire des littératures (il parut en 1841), il est également possible d'affirmer qu’il devint en quelque sorte le premier récit policier français, lorsqu'une version anonyme et totalement remaniée en fut publiée dans le journal la Quotidienne, le 11 juin 1846, sous le titre « Un meurtre sans exemple dans les fastes de la justice ». Cette version, ainsi que trois autres qui suivirent en moins d’un an (chacune dans un journal, sous une forme et avec une signature différentes), avait été accommodée en fonction du goût du public populaire pour la littérature dite «judiciaire ». Dans celle-ci se recoupaient les influences du roman gothique anglais (fascination pour le mystère terrifiant [voir Roman noir]) et des biographies de bandits célèbres (Cartouche, Mandrin, Anthelme Collet...) propres à la littérature de colportage du XVIIIe siècle, biographies dont les Mémoires (1828) de Vidocq, malfaiteur devenu policier, constituèrent une sorte d'écho inversé, révélateur d’un déplacement d’intérêt, de la part du public, du criminel vers l’enquêteur. Or, c’est ainsi, tel qu'il parut cette année-là (et non dans sa traduction ultérieure par Baudelaire), que le récit de Poe eut une influence déterminante sur celui qui devait devenir le père fondateur du genre policier en France, Émile Gabo-riau. Et si, de toute évidence, l’œuvre policière de Gabo-riau et de ses successeurs allait être fort différente de celle du poète américain (puis, plus tard, de celle de Conan Doyle), cette différence est précisément celle qui distingue la version française de 1846 du texte original du Double Assassinat : à la concision se substitue l’expansion lyrique, et la cohérence narrative cède le pas au caractère sensationnel de l’intrigue.
Cette transformation (cette dégénérescence, diront les puristes) du genre naissant est certainement due en grande partie aux conditions de production de la littérature française de l’époque. Ainsi, si les premières pages de l'Affaire Lerouge (1866, premier roman français véritablement policier) décrivent une scène de crime analogue à celle du Double Assassinat dans la rue Morgue (cadavre d’une vieille femme dans une maison en grand désordre et dont toutes les issues sont closes, etc.), ce sera incontestablement la loi économique toute-puissante du feuilleton qui donnera à la suite du récit de Gaboriau une tournure totalement différente de celle du conte de « ratiocination » de Poe : le texte français s’allonge à l'infini et privilégie l’événement aux dépens de l’analyse. Cette formule caractérisera d’ailleurs la plupart des textes policiers ultérieurs de Gaboriau lui-même (comme le Crime d'Orcival, 1867, ou Monsieur Lecoq, 1868), ainsi que ceux de ses successeurs : Fortuné du Boisgobey (le Coup de pouce, 1875, où — bien avant le père Brown de Chesterton — le détective est un prêtre), Albert Bizouard (le Crime de la rue Chanoinesse, 1893), Jean Bruno (le Crime de la Tour Eiffel, 1879), Eugène Cha-vette (la Chambre du crime, 1875)... Ces romans «judiciaires », aujourd’hui bien oubliés, peuvent être considérés comme les premiers balbutiements du genre en France : policiers par le nœud de l’intrigue, ils basculent encore souvent du côté du mélodrame (Maximilien Hel-ler, de Henri Cauvin, 1875) ou du récit de cape et d’épée (l'Ange du faubourg, de Michel Morphy, 1897-1899).
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la conséquence et tait la narration qui, seule, aurait pu
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Dans la perspective d'une telle définition fonction
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Pour celles qui nous concernent
ici (il y en a d'autres), nous dirons que la fiction policière
classique (le re-man d'énigme) souligne Je caractère ana
lytique, logico-cognitif de l'enquête, le seul événement
devant y être, !n principe, le crime lui-même; le roman
«noir» (ou hard-boiled) insiste, au contraire, sur le
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elle-même, le crime n'y constituant qu'un moment non
privilégié.
Tous deux, cependant, sont narrés du point
de vue de 1 'enquête (sinon de r enquêteur); le roman à
suspense, lui, \'erra sa narration se ranger, en général, du
côté de la victime (actuelle ou éventuelle).
Cependant, avec ces définitions rapides des sous
genres policiers, nous abordons, répétons-le, un terrain problématique,
dans la mesure précise où il s'agit de les
utiliser dans une description du corpus policier de langue
française.
Nous verrons en effet que, pour chaque caté
gorie de récit policier, la production française semble
tenir à s'écarter de manière significative de la norme
anglo-saxonne.
Le plus intéressant étant peut-être que
cette norme, les écrivains français la reconnaissent géné
ralement comme leur propre modèle et la revendiquent
comme tel.
Ainsi, si l'on considère généralement le Double
Assassinat dans la rue Morgue, d'Edgar Allan Poe,
comme le premier récit véritablement policier de l'his
toire des littératures (il parut en 1841 ), il est également
possible d'affirmer qu'il devint en quelque sorte le pre
mier récit policier français, lorsqu'une version anonyme
et totalement remaniée en fut publiée dans le journal la
Quotidienne, le Il juin 1846, sous le titre «Un meurtre
sans exemple dans les fastes de la justice».
Cette ver
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an (chacune dans un journal, sous une forme et avec une
signature différentes), avait été accommodée en fonction
du goût du public populaire pour la littérature dite « judi
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Dans celle-ci se recoupaient les influences du
roman gothique anglais (fascination pour le mystère ter
rifiant [voir ROMAN NOIR]) et des biographies de bandits
célèbres (Cartouche, Mandrin, Anthelme Collet...) pro
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phies dont les Mémoires ( 1828) de Vidocq, malfaiteur
devenu policier, constituèrent une sorte d'écho inversé,
révélateur d'un déplacement d'intérêt, de la part du
public, du criminel vers l'enquêteur.
Or, c'est ainsi, tel
qu'il parut cette année-là (et non dans sa traduction ulté
rieure par Baudelaire), que le récit de Poe eut une
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père fondateur du genre policier en France, Emile Gabo
riau.
Et si, de toute évidence, l'œuvre policière de Gabo
riau et de ses successeurs allait être fort différente de
celle du poète américain (puis, plus tard, de celle de
Conan Doyle), cette différence est précisément celle qui
distingue la version française de 1846 du texte original
du Double Assassinat : à la concision se substitue l'ex
pansion lyrique, et la cohérence narrative cède le pas au
caractère sensationnel de l'intrigue.
Cette transformation (cette dégénérescence, diront les
puristes) du genre naissant est certainement due en
grande partie aux conditions de production de la littéra
ture française de l'époque.
Ainsi, si les premières pages
de 1 'Affaire Le rouge (1866, premier roman français véri
tablement policier) décrivent une scène de crime analo
gue à celle du Double Assassinat dans la rue Morgue
(cadavre d'une vieille femme dans une maison en grand
désordre et dont toutes les issues sont closes, etc.), ce
sera incontestablement la loi économique toute-puissante
du feuilleton qui donnera à la suite du récit de Gaboriau
une tournure totalement différente de celle du conte de
«ratiocination>> de Poe : le texte français s'allonge à
l'infini et privilégie l'événement aux dépens de l'ana
lyse.
Cette formule caractérisera d'ailleurs la plupart des
textes policiers ultérieurs de Gaboriau lui-même (comme
le Crime d'Orcival, 1867, ou Monsieur Lecoq, 1868),
ainsi que ceux de ses successeurs : Fortuné du Boisgobey
(le Coup de pouce, 1875, où-bien avant le père Brown
de Chesterton -le détective est un prêtre), Albert
Bizouard (le Crime de la rue Chanoinesse.
1893), Jean
Bruno (le Crime de la Tour Eiffel, 1879), Eugène Cha
vette (la Chambre du crime, 1875) ...
Ces romans >, aujourd'hui bien oubliés, peuvent être considé
rés comme les premiers balbutiements du genre en
France : policiers par le nœud de 1 'intrigue, ils basculent
encore souvent du côté du mélodrame (Maximilien Hel
ter, de Henri Cauvin, 1875) ou du r6cit de cape et d'épée
(l'Ange dufaubourg, de Michel Morphy, 1897-1899)..
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