Le rôle de l'imagination dans la vie courante.
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
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II.
— Les sentiments et le bonheur
A.
Mécanisme.
Nous venons de voir que dans l'imagination, l'affection corporelle détermine le jugement; mais enretour le jugement fortifie l'affection corporelle ? je juge une chose bonne pour moi parce que je la désire, maisl'ayant jugée bonne, je la désire davantage.
C'est ainsi que l'imagination nourrit le sentiment ou plutôt la passion.
Cequi caractérise le passionné, c'est en effet cet accord entre les mouvements de l'âme et ceux du corps; d'où lebonheur de la passion qui tient à ceci que l'on fait de tout son être ce que l'on fait.
Se passionner, c'est se donnercorps et âme et l'imagination intervient précisément pour tresser et renforcer cette liaison des sentiments et despensées.
Son travail est fort bien décrit par Stendhal, dans De l'Amour, sous le nom de « cristallisation » : l'émotionsuggère des pensées qui en retour prolongent et fortifient l'émotion, et ainsi naît la passion.
Il faut comprendre, eneffet, comme l'avait bien vu Descartes, qu'il y a dans l'imagination une action réciproque de l'âme sur le corps et ducorps sur l'âme : le trouble affectif est tantôt la cause et tantôt la conséquence des pensées d'imagination.
(Cf.Traité des passions, § 34).
B.
Effets.
Cette intervention de l'imagination dans nos sentiments est remarquable déjà au niveau le plus bas del'affectivité, dans l'humeur : c'est l'état dé notre corps qui donne à nos rêveries les plus ordinaires leur caractère gaiou triste.
« De quoi donc dépend l'état de mon âme? » demandait Maine de Biran; et il répondait : « Je sens toujoursson état déterminé par tel ou tel état du corps.
Toujours remuée au gré des impressions du dehors, elle estaffaissée ou élevée, triste ou joyeuse, calme ou agitée selon la température de l'air, selon une bonne ou mauvaisedigestion » (Cahier Journal, 27 mai 1794)- Ces changements d'humeur qui nous font paraître les mêmes spectaclestantôt agréables et tantôt désagréables, ce sont proprement des effets d'imagination.
De même l'imagination faitune partie de nos plaisirs et de nos douleurs, même quand il s'agit de plaisirs et de douleurs que l'on nommephysiques; il est bien connu, par exemple, que le patient, chez le dentiste, ajoute à son mal en l'imaginant.
Nousavons déjà vu, à propos du mécanisme de l'imagination, le rôle qu'elle joue dans la passion; les tourments del'envieux ou du jaloux sont essentiellement imaginaires.
Il resterait à noter ici la part de l'imagination dans lesentiment esthétique : la joie que donne un beau poème tient sans doute à cette réconciliation entre le corps etl'esprit, « entre ce qui danse et ce qui pense», comme dit Alain (Vingt leçons sur les beaux-arts, p.
292), à laquelleon reconnaît l'imagination.
C.
Éthique.
Le plus souvent, il est vrai, l'homme a son imagination pour ennemie, selon une expression de Stendhal.Il est rare que celui qui s'abandonne à son imagination soit heureux.
Mais puisque nos sentiments, nos joies et nospeines, notre bonheur et notre malheur dépendent ainsi de l'imagination, il peut y avoir un bon usage del'imagination.
On en trouverait les règles dans certaines des lettres que Descartes adressait à la Princesse Élizabeth.Descartes remarque en effet « qu'une personne qui aurait d'ailleurs toutes sortes de sujets d'être contente, mais quiverrait continuellement représenter devant soi des tragédies, dont tous les actes fussent funestes, et qui nes'occuperait à considérer que des objets de tristesse ou de pitié qu'elle sût être feints et fabuleux en sorte qu'ils nefissent que tirer des larmes de ses yeux et émouvoir son imagination sans toucher son entendement », une tellepersonne sombrerait immanquablement dans la tristesse (mai-juin i645).
Aussi conseille-t-il*au contraire d'examineravec l'entendement seul les objets de souci et de peine et de n'employer son imagination qu'à considérer desspectacles agréables.
Il ne s'agit pas de s'aveugler sur ce qui est, mais de refuser d'ajouter aux maux réels desmaux imaginaires.
III.
— L'action et le corps
A.
Mécanisme.
Contrairement à ce que l'on dit souvent, Descartes insiste beaucoup sur l'étroite liaison de l'âme etdu corps : « je ne suis pas logé dans mon corps ainsi qu'un pilote dans son navire, dit-il, mais outre cela je lui suisconjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui »(Méditations, VI).
Pour incompréhensible que nous soit le mécanisme par lequel le corps agit sur l'âme et l'âme sur lecorps, il nous faut pourtant bien constater son existence et voir toutes ses conséquences.
On pourrait distinguerune imagination passive (les pensées suivant les attitudes corporelles) et une imagination active (les attitudescorporelles suivant les pensées).
C'est cette dernière qui intervient dans bon nombre de nos mouvements et de nosétats qui échappent au contrôle direct de la volonté.
Dans le vertige, par exemple, quand il n'est pas dû à destroubles physiologiques caractérisés, c'est l'image même de la chute qui provoque la chute.
Par l'étroite union del'âme et du corps, en effet, imaginer que l'on tombe, c'est esquisser déjà le mouvement de tomber.
B.
Effets.
Par là s'expliquent certains effets étonnants de l'imagination, depuis longtemps reconnus par la sagessecommune.
On dit qu'un homme se fait du mauvais sang ou que la tristesse le ronge, et l'on entend par là que des «idées noires » ruinent sa santé.
Or le docteur Georges Dumas a montré, par des mesures très précises, que cesexpressions répondaient bien à la réalité : un homme triste élimine moins de gaz carbonique et d'urée qu'un hommegai, si bien que peu à peu il s'empoisonne.
L'on saisit bien ici la différence entre les pensées d'imagination et lespensées d'entendement : les calculs du mathématicien ou les observations du naturaliste n'altèrent point la santé;c'est que ces pensées relèvent du seul entendement et ne sont point liées à des affections corporelles; aucontraire, le candidat qui s'imagine qu'il ne sait rien et qu'il va échouer à son examen subit les répercussionsphysiologiques de ses pensées.
Ceux qu'on appelle les malades imaginaires sont souvent réellement malades, maisleur maladie est fruit de leur imagination.
Montaigne racontait déjà qu'une femme, croyant avoir avalé une épingle,fut malade jusqu'à ce qu'un médecin prétendît l'avoir délivrée de cette épingle imaginaire (Essais, I, 20)..
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