Le récit épistolaire sévignéen, une poétique de la brièveté
Publié le 23/04/2024
Extrait du document
«
Résumé :
L’article vise à relever les différentes formes du récit épistolaire sévignéen, selon l’espace qu’il
occupe dans la lettre et à travers une typologie des différentes formes narratives mises en scène par
l’épistolière de la forme brève, à la lettre majoritairement narrative ou la « relation », aux lettres qui
peuvent constituer une suite.
L’objectif est de montrer qu’ils relèvent presque tous de la brièveté
rhétorique, une notion que l’épistolière tente de respecter en évitant les détails inutiles et en s’attachant
au concept de brièveté cicéronien.
Analyser ces récits revient à les restituer au sein de la dynamique de
la lettre en exposant les différentes stratégies rhétoriques mises en scène par l’épistolière qui organise
son savoir narratif en fonction des effets qu’elle cherche à produire.
La correspondance apparaît
comme une pratique d’écriture ouverte à l’intégration de diverses formes.
Les différentes narrations
sévignéennes semblent répondre à certains sous-genres narratifs, sans toutefois leur appartenir
pleinement, constituant ainsi un exercice brachylogique par excellence
Mots-clés : Brachylogie, brièveté, récit épistolaire, correspondance, Madame de Sévigné.
Absrtact:
The article aims at identifying the different forms of the Sevignian epistolary narrative, according to
the space it occupies in the letter and through a typology of the different narrative forms staged by the
epistolary ranging from the short form to the predominantly narrative letter or "relationship" letter, to
letters that may constitute a continuation.
The objective is to show that most of these qualify for
rhetorical brevity, a notion that the letter writer attempts to respect by avoiding unnecessary details
and focusing on the concept of Ciceronian brevity.
Analyzing these narratives amounts to restoring
them within the dynamics of the letter by exposing the different rhetorical strategies staged by the
letter-writer who arranges his narrative knowledge according to the effects he seeks to produce.
Correspondence appears to be a practice of writing open to absorbing various forms.
The different
Sevignian narratives seem to respond to certain narrative subgenres, without nevertheless belonging to
them fully, thus constituting a brachylogical exercise par excellence.
Le récit épistolaire sévignéen, une poétique de la brièveté
Introduction
Les récits épistolaires se caractérisent généralement par leur brièveté, d’abord parce que le
récit ne doit pas occuper tout l’espace de la missive et ensuite parce qu’une lettre ne doit pas
être trop longue.
Madame de Sévigné confirme qu’il convient d’éviter les « narrations
1
infinies »1 ; et de ce fait, les récits les plus étendus, dans la correspondance, ne dépassent pas
les deux pages.
Selon Bérardier de Bataut, la brièveté rhétorique exige de « ne rien dire qui
n’ait rapport au sujet qu’on traite, [de] retirer tous les détails inutiles et qui ne contribuent pas
à faire mieux connaitre l’objet dont il s’agit.
(…) Je ne dirai point qu’un tel prit son fusil, y
mit de la poudre et une balle ; qu’il l’arma ; qu’il mit en joue ; qu’il déchargea son coup sur
tel autre, qui en fut renversé et mis à mort : tandis que je puis dire, sans tous ces détours, qu’il
le tua d’un coup de fusil.
»2 Les récits factuels par lettre n’ont pas besoin de tout dire, les
correspondants sont des complices qui se comprennent, selon l’expression de Mme de
Sévigné, « à demi-mot 3».
Dans la correspondance sévignéenne, nous trouvons « divers degrés de la narrativité »4.
En
effet, il y a divers rapports entre la lettre et le récit : la lettre est soit entièrement narrative, soit
elle contient une séquence narrative courte et enfin, mais la chose est rare, une suite de lettres
peut former un récit.
Ces trois cas ne sont pas exclusifs, une séquence brève peut être
développée dans une autre lettre, un évènement raconté dans une lettre-récit peut être évoqué
rapidement dans une autre lettre, pareillement pour l’ensemble narratif qui peut ressortir d’une
manière brève ou détaillée dans une lettre entière.
Dans la lettre du 22 juillet 1671, sachant qu’elle vient de transgresser la règle de brièveté
après s’être autorisée à donner des détails inutiles, l’épistolière rappelle plaisamment d’une
manière ironique le concept de brièveté cicéronien propre à la narratio rhétorique :
Voilà l’histoire en peu de mots ; pour moi, j’aime les relations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire, où l’on
ne s’écarte point ni à droite, ni à gauche ; où l’on ne reprend point les choses de si loin ; enfin je crois que
c’est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables.
5
En effet, sur l’exigence de brièveté, Cicéron confirme que « la narration est l’exposé des faits
tels qu’ils se sont passés, ou qu’ils ont pu se passer.
(…)Brièveté, clarté, vraisemblance, voilà
les trois qualités de la narration (…) Il faut prendre garde de n’être ni confus, ni entortillé ; ne
Lettre du 28 juin 1671, Tome.
I, p.
283.
Bérardier de Bataut, Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter, Paris, chez Breton, 1776, p.
43.
3
Lettre du 19 décembre 1670, Tome.
I, p.
142.
4
J-M.
Adam, Genres de récit.
Narrativité et généricité des textes, Louvain-la-Neuve, L’Harmattan Academia,
2011, p.
103.
5
Lettre du 22 juillet 1671, Tome.
I, p.
304.
1
2
2
point divaguer ; ne point remonter trop haut ; ne pas aller trop loin, et ne rien omettre
d’essentiel.6 »
Nous nous intéresserons dans cette communication à quatre types de récit sévignéen, cette
typologie est effectuée à partir de l’espace qu’ils occupent dans la lettre.
Nous trouvons le cas
des histoires non racontées(ou fantômes), les récits brefs et les séquences narratives, comme
exercices brachylogique par excellence, la lettre entièrement ou majoritairement narrative et
enfin les lettres feuilletonesques.
1- Les histoires fantômes
Dans la correspondance, il ne reste de ce type d’histoire qu’un titre, un fragment ou un résumé
bref.
Soit parce que ces histoires sont racontées dans des lettres qui n’ont pas été conservées,
soit elles ne sont pas racontées par l’épistolière mais par d’autres personnes.
En effet, nous
remarquons que la plupart de ces histoires concernent Mme de Grignan, dont les lettres ont
disparu :
J’aime fort votre petite histoire du peintre ; mais il faudrait, ce me semble, qu’il mourût.7
Ils (d’Hacqueville Guitaut, et M.
de La Rochefoucauld) sont tous très contents de votre relation, mais surtout
de l’histoire tragique, elle est contée en perfection.
Nous avons peur que vous n’ayez tué cette pauvre Diane
pour faire un beau dénouement.8
En attendant, j’ai beaucoup à répondre sur l’histoire tragique et surprenante que vous me contez du pauvre
Lauzier.
Votre récit a toute la force de la rhétorique ; il surprend l’attention, il augmente la curiosité, et
conduit à un évènement si triste et si surprenant que j’en fus tout émue et fis un cri qui fit peur à mon fils.
Il
vint voir ce que j’avais à crier ; il lut cet endroit.
Il fut conduit, comme moi, par les sentiments qu’il inspire,
et se mit à crier comme j’avais fait, et même un peu plus, car il connaissait fort ce brave et honnête homme,
et nous admirâmes ce que c’est que l’incertitude de l’heure et de la manière de notre mort.9
L’épistolière attribue des titres aux récits de sa fille, ces récits sont absents mais complétés ou
commentés par Mme de Sévigné, nous donnant ainsi quelques détails sur ces histoires.
Pour
l’« histoire tragique et surprenante » de la mort du« pauvre Lauzier », nous n’avons pas le
contenu de l’histoire mais plutôt la réaction du lecteur.
Par contre, la « petite histoire du
peintre » nous donne l’impression qu’il s’agit d’un récit factuel, d’un personnage inventé
qu’on peut faire vivre ou tuer : « il faudrait qu’il mourût ».
De même pour Diane, que Mme de
Grignan tue dans son récit « pour faire un beau dénouement ».
Cicéron, De Inventione, I, XIX-XX (trad.
M.
Nisard dir, 1840), cité dans le « Glossaire de rhétorique » établi
par l’équipe « Rhétorique de l’antiquité à la révolution (RARE) », Université de Grenoble III, URL : http:
//rare.u-grenoble3.fr/spip/spip.php ?article207
7
Lettre du 23 mars 1672, Tome.
I, p.
462.
8
Lettre du 27 mai 1672, Tome.
I, p.
518-519.
9
Lettre du 1er janvier 1690, Tome.
III, p.
792.
6
3
Ces histoires non racontées sont propres à la lettre familière, elles sont connues par les
correspondants et renforcent leur complicité à travers les commentaires et l’échange des
impressions, par contre un lecteur étranger ne peut pas comprendre ces références.
Ainsi,
l’épistolière évoque allusivement une histoire à travers un petit fragment : « Il faut vous dire,
comme ce prélat disait à la Reine mère : « ceci est une histoire » ; vous savez le conte »10.
Il
arrive aussi que la marquise s’abstienne de raconter quand elle sait que l’histoire sera
transmise par une autre personne : « on m’a conté d’elle [Mme de Marans] deux petites
histoires un peu épouvantables.
Je les supprime par l’amour de Dieu, et puis ce serait courir
sur le marché d’Adhémar »11.
L’épistolière....
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