LE RÉALISME (Histoire de la littérature)
Publié le 28/11/2018
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RÉALISME. L’histoire littéraire et la critique en général n’en finissent pas de s’interroger sur la notion de réalisme : pour la célébrer ou la dénoncer, en faire une des tendances éternelles de l’art ou, au contraire, la restreindre à quelques écrivains et peintres de la période 1845-1860. En dehors même des questions de jugement et de limites, il semble impossible de donner du terme une définition quelconque. On est toujours le réaliste de quelqu’un, et ceux qui revendiquent l’adjectif au XIXe siècle se donnent une lignée d’ancêtres trop hétéroclite pour être significative : Homère, Villon, Rabelais, Boileau, Diderot et Restif de La Bretonne, Stendhal et Balzac ne forment pas une famille esthétique très homogène. Mais la critique ne procède-t-elle pas de manière aussi imprécise quand elle classe sous cette étiquette commode des écrivains aussi divers que Flaubert, Feydeau, les Goncourt, Zola, Vallès et Huysmans? On est alors obligé de considérer toute la seconde moitié du XIXe siècle comme réaliste et d’interpréter cette diversité comme le résultat de contradictions internes au réalisme. Celui-ci devient donc un moment de l’histoire littéraire coincé entre romantisme et symbolisme, autres « ismes » tout aussi sujets à caution; encore faudrait-il situer par rapport au réalisme non seulement le naturalisme, mais, cas plus épineux encore, la poésie de cette époque. En fait, la notion est insaisissable, et l’emploi qu’on en fait mérite à chaque fois d’être expliqué sous peine de rendre rapidement insignifiant ou incompréhensible tout propos sur le réalisme en tant que tel. Le mot se prête en effet à des retournements traîtres lorsque c’est l’outrance et l’invraisemblable qui deviennent « réalistes » alors qu’on aurait pu croire les réalistes épris au contraire de platitude et de banalité!
L’origine du terme ne nous éclaire pas davantage quant à ce vrai sens du réalisme que les naïfs chercheront longtemps : les reales sont, dans la philosophie scolastique, ceux qui accordent une réalité, un poids concret aux idées. Le réalisme est donc, au départ, « idéaliste » : il se situe de toute façon dans une dialectique de la chose et de l’idée qu’on retrouve à l’œuvre en plein xixe siècle, n’ayant rien perdu de sa logique déroutante.
Logiquement, en effet, ceux qu’on appelle les réalistes, fidèles à l’étymologie, ne peuvent tirer la représentation que du côté de la chose (res). C’est du moins ainsi que l’entendent, surtout dans la critique d’art, les ennemis du réalisme, qui sont parmi les premiers à employer le mot (et à avoir donc une idée de ce qu’il signifie!) — cela, bien sûr, dans un sens péjoratif qui demeure durant la plus grande partie du xixc siècle. Mais
cette idée d’une conformité de l’art au réel, qu’on retrouve, avec des nuances importantes, dans les théories des réalistes, les rapproche étrangement des opinions de Platon et de Pascal sur l’art comme reflet, miroir ou imitation. Dans tous les cas, une même problématique serait donc en œuvre, où l’art consisterait, non pas peut-être à reproduire mécaniquement le monde, mais du moins, selon le vocabulaire de 1850, à le figurer « sincèrement ».
Les refus réalistes
On comprend alors que les écrivains trouvent leurs modèles chez les peintres, plus encore que chez les photographes, de toute manière chez ceux qui s’intéressent au regard et à l’image : lorsque Courbet donne son Après-dînée à Ornans en 1849 puis son Enterrement à Ornans (1850-1851), ces œuvres sont tout de suite ressenties comme des ruptures. Cette idée de rupture — et de scandale — semble en effet faire partie de la notion de réalisme lorsqu’elle apparaît à la fin des années 1840. Non seulement pour le public des expositions, qui trouve Courbet grotesque ou indécent, et pour les juges qui condamneront Madame Bovary en 1857 à cause de son « réalisme grossier et offensant pour la pudeur », mais aussi pour les réalistes eux-mêmes qui n’existent comme groupe que par cette dénonciation et qui souhaitent donc être pris, comme leurs aînés romantiques, pour des révoltés.
On tient peut-être là le premier élément d’une définition du réalisme qui consisterait essentiellement, pour la génération de 1850, à contester le consensus classico-romantique, à faire, en art, sa révolution de 1848.
Cette analyse est d’ailleurs confirmée par une brève sociologie des réalistes, qui groupent, vers 1845 et autour de Murger, les éléments de ce que Pierre Martino a défini comme un prolétariat intellectuel. Ils viennent à Paris sans ressources, sans appuis. Le réalisme n’est pas encore inventé, et tous ces bohèmes se sentent romantiques. Mais d’un romantisme particulier, où la laideur hugolienne serait remplacée par ce que la critique officielle appelle le « vulgaire » ou le « moderne ». D’où ce refus déjà signalé et qui se polarise autour de deux thèmes : on réclame en effet la liberté de traiter des sujets contemporains et sociaux, et non plus ceux — antiques ou intemporels — d’autrefois. La réalité des réalistes devient dans ces conditions la vérité, opposée de plus en plus nettement au mensonge romantique : une vérité qui s’incarne de préférence dans la forme romanesque, jusqu’alors peu estimée, dont l’ampleur répond aux grandes toiles de Courbet et dont l’exemple fourni par l’œuvre balzacien indique qu’elle est la meilleure forme littéraire.
Tel est, en gros, le programme à partir duquel se développe la campagne réaliste, dont on peut retracer les événements majeurs. Elle s’organise autour de trois noms : Courbet, Champfleury et Duranty. Courbet, dont chaque toile devient un manifeste, définit son projet en 1855 dans le catalogue d'une exposition intitulée le Réalisme, catalogue probablement rédigé par Champfleury : « Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque selon mon appréciation, en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but ». Courbet aussi réunit autour de lui à la brasserie Andler une sorte de groupe réaliste avec parfois Baudelaire, Proudhon, Corot et Daumier, avec Buchon, le poète réaliste, Castagnary le critique, Champfleury et Duranty. Champfleury, dont Chien-Caillou (1847) est un événement, est aussi l’auteur d’une Gazette, qui connaîtra deux numéros. Duranty enfin reste essentiellement dans les mémoires par son journal le Réalisme (dont les thèses peuvent faire penser à celles de Proudhon), où il

«
affirme
que le style n'est qu'une affaire subalterne.
Le
dernier refus des réalistes serait-il donc celui de l'indi
vidu, trop chargé peut-être de valeurs romantiques et
auquel il faudrait préférer le monde, la société, le« grand
nombre », dit Duranty, qui doit être l'objet et le destina
taire de l'étude littéraire?
Tout est beau
Apparaît là ce qui pourrait être le deuxième point
d'une définition du réalisme dans les années 1850-1860
et peut-être même jusqu'à la fin du naturalisme : 1' adhé
sion au monde, qui doit compenser le refus des impéra
tifs littéraires anciens, l'idée que tout est beau, y compris
et surtout ce qui autrefois était inacceptable dans une
œuvre d'art; la société, telle que Balzac et Henri Monnier
avaient commencé à la montrer, bourgeois, prostituées,
milieux populaires, exclus de la représentation littéraire;
la province, absente des livres jusqu'à la Comédie
humaine; la femme enfin, dont l'image semble tout à
coup trop stéréotypée et « irréaliste ».
On trouve peut-être ici la constante qui fait Je lien
entre les réalistes de 1850 et Flaubert, les Goncourt, Zola
ou Vallès.
Mais cette ambition pose plus de questions
qu'eUe n'en résout.
Car si Je romancier ressent la néces
sité de bâtir des personnages qui soient la traduction
exemplaire de ce grand nombre méprisé, il s'aperçoit en
même temps que cela Je mène droit au stéréotype, à
ce qu'il voulait éviter par-dessus tout.
Ses personnages
doivent donc être typiques sans devenir des clichés.
De
même que l'écriture «doit» être une sorte de mimesis
stylisée et donc personnalisée, appartenant en propre à
l'écrivain, de même il faut que le personnage exprime
une réalité exemplaire sans pour autant perdre son carac
tère individuel.
C'est bien en définitive la volonté d'affronter cette
difficulté qui réunit Flaubert, les Goncourt ou Zola :
comment concilier J'exactitude et Je style, la «vérité>>
et la« littérature >>, l'imitation et l'invention? D'où l'in
térêt de ces écrivains pour les types représentatifs des
groupes, pour leurs exceptions aussi, leurs variantes
anormales, pour les familles, les séries, les dénombre
ments et les tératologies.
Le monde qu'ils se plaisent à
réduire en fiches, en notes (Zola), en journal (les Gon
court), en bibliographies (Flaubert) est beau dans toutes
ses parties, y compris dans celles qu'il paraissait impos
sible de montrer et sur lesquelles ne peut plus peser
aucune exclusive.
Tout ce que nous voyons, tout ce qui
existe a une valeur, une signification, appartient à un
ensemble dont l'écrivain doit révéler la cohérence, un
peu comme dans la description balzacienne; le travail
des romanciers est de nous proposer une sorte de monde
parallèle aussi chargé de sens que le monde vrai.
Et de
même que celui-ci est porté par une évolution dont la
dynamique repose sur des différences individuelles (cf.
Darwin), de même on peut imaginer que la littérature ne
soit qu'un réalisme inventif, dont les progrès reposent
sur J'effort et le travail de chaque écrivain.
D'où cette sanctification du travail d'écriture chez
Flaubert, les Goncourt ou Zola, cet amour-souffrance de
l'œuvre en train de se faire, indissociable de J'idée d'une
littérature en marche -comme la science -vers plus
d'exactitude et de savoir.
D'où aussi J'idée que le réa
lisme est le seul art possible désormais, puisqu'il se
nourrit, très hégéliennement, de ses propres dépasse
ments.
Il y a donc finalement peu d'intérêt à se demander
si les réalistes sont optimistes ou pas, car leur attitude
consiste à voir et à décrire le renouvellement perpétuel
du monde, à faire une œuvre aussi où l'on sente la
richesse et le mouvement du réel.
On est loin ici du
daguerréotype et du trompe-l'œil en quoi ses adversaires
voyaient le fin mot du réalisme : le réel n'existe pas, à proprement
dire, il se construit; et c'est peut-être cet
effort de construction, d'analyse et de synthèse qui justi
fie le recours des réalistes à la science, au-delà même
des abus que cela produit.
Certes, les réalistes ne font
pas œuvre scientifique : mais ils Je prétendent, et c'est
cette illusion qui fonde leur travail d'écriture, autant que
leur représentation du réel.
Elle permet, en tout cas, de
mieux cerner une sorte de tradition littéraire qui va de
Balzac à Zola et repose sur un même rêve d'encyclopé
die.
[Voir aussi NATURALISME).
CHRONOLOGIE
1834-1837 Apparition du mot dans la Revue des Deux Mondes
sous la plume d'Hippolyte Fortoul et de Gustave Planche.
vers 1845 Les crit iq ues artistiques, notamment Théophile Gau
t ie r , em plo ient le mot couramment.
1847 Chien-Caillou de Champfleury est l'objet d'un compte
rendu élogieux de Baudelaire.
1849-1850 Une après-dînée à Ornans, puis Un enterrement à
Ornans de Courbe t.
vers 1850 Réunions, à la brasserie And le r, d'un cénacle réaliste
autour de Courbet.
1853 Les Aventures de M11' Mariette de Cha mp fleu ry .
1854 Les Bou rg eo is de Molinchart de Champfleu ry .
1855 Exposition de Courbet intitulée le Réa li s me, catalogue par
C ham pfl eu ry .
Querelle sur Je réalisme dans Je journal l'Artiste.
1856-1857 Revue le Réalisme de Duranty.
Le mot «réalisme » est évoqué aux procès des Fleurs du mal
et de Madame Bovary.
1858 Fanny d'Ernest Feydeau.
1859 Salon de Baudelaire, à propos, entre autres, de la photogra-
phie, des et des , dans Revue des sciences humain es, Lille, 1953.
Voir aussi la rééd.
de Ch amp fleu ry , le Réalisme, Paris, Hermann,
1973, ainsi que l'ou vrage très ample d'E.
Auerbach, Mimésis,
Gallimard, 1968; C.
Becker, Lire le ré a li sm e et le naturalisme,
Dunod, 1993.
Pour les aspects artistiques de la questio n, on
lira : L.
Rosenthal, Du romantisme au réalisme, Paris, 1914, et
Champfleury, Réalisme, textes choisis et présentés par G.
et
J.
Lacambre, Paris, Hermann, > , 197 3 (a v ec une biblio
graphie très complète sur la question).
A.
PREISS.
»
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