Le Pont du Gard, vu par J.-J. Rousseau. Les Confessions, Livre IV
Publié le 14/02/2012
Extrait du document
On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard ; je n'y manquai pas. Après un déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert où le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme ; et je me disais en soupirant : Que ne suis-je né Romain !
-
Les Confessions (1736), Jean-Jacques Rousseau, éd. Firmin Didot, 1845, livre VI, p. 266
Nous sommes en 1737, vers la fin de l'été. Jean-Jacques, âgé de vingt-cinq ans, est, pour la troisième fois, l'hôte de Mme de Warens. Celle-ci ne réside pas encore aux Charmettes (1738), mais à Chambéry. Il lit dans le grand livre de la Nature; il lit aussi des ouvrages de philosophie et de sciences. A Bayle, à Voltaire, à Montaigne, Descartes, Locke et Leibniz succèdent les mathématiques, la physique, la chimie, car il est dévoré du désir d'apprendre et tout ce qui lui tombe sous la main lui est bon. Malade, il se sent à charge à sa bien,faitrice, et s'en afflige sincèrement. Il cherche, dans des traités de médecine, l'origine de son mal; ....
«
milieu du xvite siècle, on voulut faire servir ce pont an passage des voi-
tures.
A cet effet, on echancra les piles du second etage et on y pratiqua
des encorbellements munis d'un garde-fou.
Craignant la ruine de ce monu-
ment venerable, l'intendant de Baville fit reparer les echancrures.
Un
siecle plus tard, les etats de la province resolurent d'accoter un autre pont
au premier, afin de permettre la circulation lore des trues frequentes du
Gardon; les travaux furent acheves en 1747.
10**
Queue difference entre ee rapport technique et la description sentimen-
tale de Rousseau! Impossible de se representer les formes pourtant si
caracteristiques de cet ouvrage d'art, en lisant le recit de l'homme au
polype.
Pas un chiffre, pas une date, pas un nom de localite ou de riviere
rimpreeision continue r Le charme, rinteret n'en sont pas moires reels.
En
quoi resident-Hs donc?
Parfois, en veritable artiste, Jean-Jacques se complait dans les effets de
lumiere Nous ignorons a quelle heure rapparitiou grandiose s'offre a ses
regards emerveilles.
I1 ne nous dit pas si le soleil &agent du Midi, a sans
qui les choses ne seraient que ce qu'elles sent », se joue sur ces pierres
antiques et les revet de chaudes colorations, on s'il a vu le pont au con-
cher du soleil, a I'heure on les objets prennent des formes etranges et
mysterieuses.
Nous apprenons seulement que ce « pretendu pont »
n'est< qu'un
aqueduc », qu'il se dresse au milieu d'un desert, a trois etages, et qu'il est
construit avec des pierres enormes.
A &fent de details precis, de lignes nettes, de wives couleurs, nous nous
dedommageons en partageant les sentiments eprouves par le visiteur durant
sa c contemplation ravissante ».
L'ame de Rousseau se revele a nous dans
cette page.
Chez lui perceptions, idees emotions se melent, se confondent.
"Ce que nous trauvons ici, c'est k produit du travail de son imagination et de sa sensibilite exaltees en face d'un spectacle exterieur.
Eli presence
de ce pant, Mille par les Remains tels les a reves, it reve encore, des
heures durant.
Deux maigres renseignements pour commencer : son dejeuner, compose
« d'excellentes figues le guide, dont 11 se fait accompagner.
Ce repas
frugal convient a e rhomme de la nature e; la eresence d'un guide nous
parait plus extraordinaire.
Prudence, dira-t-on.
Mais nous savons combien ce « sa.uvage », cet e ours » tient a sa liberte.
Sans doute n'a-t-il pas encore
atteint le degre de misanthropie ou it ne pourra plus souffrir a son cote
que son e fidele Achate ».
Vingt-cinq ans plus tard, iI &rim : « Je ne com-
mence a respirer que quand je me sells maitre de moi pour le reste du
jour.» En 1737, il n'a pas encore eu sa «revelation », sur la route de Vin-
cennes, it n'a pas encore concu sa grande idee : « L'homme est bon, sorti
des mains de la nature; c'est la societe qui le deprave, le rend meehant
et malheureux.
» En attendant, ill admire a plein mew tout ce qui lui rappelle ses, chers
Remains.
Depuis le xve siecle tout Francais cultive subit le prestige de
leur civilisation..
Apres Mantelpiece Balzac, Corneille on n'a plus le droit
de les ignorer; et l'on se represente des hems puissants en oeuvres et en
paroles, grandiloquents et realisateurs, personnages conventionnels que
Rousseau, a l'instar de rauteur des Essais, citoyen remain, a deeouverts dans Plutarque Ce jeune homme extasie devant le Pont du Gard +X pre-
mier ouvrage des Romains » qu'il lui est donne de contempler, a lu, dans
la fievre, I'histoire: embellie de ces surhommes; it &excite maintenant en
face de ce temoin murk de leur genie et de leur puissance.
La realite
depasse pour une lois -et it tient a le souligner - tout ce avait
reve.
Sous-entendu : la e folk du login» lui a cause maintes desillusions et deceptions re.
Et dans son enthousiasme, it s'ecrie :
« II
n'appartenait
qu'aux Remains de produire cet effet.
» Son admiration est d'ailleurs par-
tagee par ses contemporains.
Deja Montesquieu prepare ses.
Considerations
sur to grandeur et decadence des Roinctins (1740 et nos revolutionnaires,
pleins de souvenirs classiques, croiront renouveler les gestes des Brands
hommes de Plutarque.
Ce qui e frappe » surtout Rousseau, c'est e respect simple et noble» de
cet ouvrage et, plus' encore, le contraste entre 1' «objet» et « le silence
milieu du xv11• siècle, on voulut faire servir ce pont au passage des voi
tures.
A cet effet, on échancra les piles du second étage et on y pratiqua des encorbellements munis d'un garde~foù.
Craignant la ruine de ce monu ment vénérable, l'intendant de Bâville fit réparer les échancrures.
Un siècle 1_>lus tard, les états de la province résolurent d'accoter un autre pont au premier, afin de permettre la circulation lors dès crues fréquentes du Gardon; les travaux furent achevés en 1747 .
.
"*
Quelle dilfé.t'enee entre ee rapport technique et la, deseriptio!lll; sentimen tale de.
Rous:seau~ Impossible de se représenter les formes r,ourtant si caractéristiques de eet ouvrage d'art, en lisant le récit de lhomme au polype.
Pas un chiffre, pas une date, pas u:n nom de localité ou de rivière : l'imprécision continuer Le charme, l'intérêt n'en sont pas moins réels.
En quoi résident-ils donc? Parfrus., en véritable artiste, Jean-Jacques se complaît dans les effets de Lumière.
Nous ignorons.
à quelle hel!lrl'e l'appocition grandiose s'offre à ses regards émerveillés.
Il ne nous dit pas si le soleil éclatant du Midi, 4'-sans qui les choses ne seraient que ce qu'ellesc sont», .sce joue sur· ces pierres antiques et les revêt d"e chaudes colorations, ou s'il a vu le pont an con cher du soleil, à l'heure où les objets prennent des formes étranges et mystérieuses.
Nous apprenons seulement que ce « prétendu pont » n'est « qu'un aqueduc », qu'il se dresse au milieu d'un dé&ert, a trois.
étages,.
et qu'il est construit avec des pierres énormes ..
A défaut de détails précis, de lignes nettes, de vives co.uleurs, nous nous dédommageons en partageant les sentiments éprouvés par le visiteur durant sa « contemplation ravissante ».
L'âme de Rousseau se révèle à nous dans cette :page.
Chez lui perceptions, idées., émotions se mêlent, se.
confondent.
·ce que nous trouvons ici, c'est le produit du travail de son imagïnation et de sa.
sensibilité exaltées en face d'un spe.ctacle extérieur.
Eh présence de ce pont, édifié par les Romaims tels qu'il les a rêvés, il rêve eucore, des heures durant.
Deux maigres renseignements· pour c·ommencer · :.
san déjeuner, composé « d'excellentes.
figues» ; le guide, dont il se fait accompagner.
Ce repas frugal convient à «l'homme de la nature »; la présence d'Un guide nous paraît plus extraordinaire.
Prudence, dira-t-on.
Mais nous savons.
combien ce.
«sauvage».
cet «ours» tient à sa liberté.
Sans doute n'a-t-il pas encore atteint le degré de misanthropie où il ne pourra pius souffrir à son côté que son « fidèle.
A cha te».
Vingt-cinq ans plus tard, il écrira : « Je ne corn-, menee à respirer que quand je me.
sens.
maître de moi pour le reste du jour.» En 1737, il n'a pas encore eu sa «révélation», sur la route de Vin cennes, il n'a pas encore conçu sa grande idée : « L'homme est bon, sorti des mains de la nature; c'est la société qui le déprave, le rend méchant et malheureux.
» · En.
attendant, il admire à plein cœur tout ce qui lui rappelle ses.
chers Roma1ns.
Depuis le XVI" siècle tout Français cultivé subit le prestige de leur civilisatioa.
Après Montaigme,.
Balzac, Corneille on n'a plus le droit de les ignorer; et l'on s.e représe·nte des héroo puissants.
en œuvres.
et en paroles, grandiloCJ:uents, et réalisateurs.
personnages conventionnels que Rousseau, à l'instar de l'auteUil' des Essais, citoyen 1\'omain, a découverts dans Plutarque:..
Ce jeune homme extasié devant le Pont du Gard « p.re mier ouvrage des Romains :11 qu'il lui est donné de contempler, a lu, dans la fièvre, l'histoire embellie de ces surhommes; il &'excite maintenant en fa.ee de ce téœoin muet de leur génie et de leur puissance.
La réalité dépasse poil1:1' une :fois - et il tient à le souligner - tout ce qu'il avait rêvé.
SollS'-eiltendu : la.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Commentaire de texte, Les Confessions de Rousseau (livre IV)
- La rencontre avec Mme de Warens Livre II, Folio (Gallimard), pp. 82-84 - Rousseau in Confessions
- J.-J. Rousseau, Confessions, I, Livre I.
- Lecture méthodique - Livre III des Confessions de Rousseau: (pp.151-152) : « Cette lenteur de penser [ ... ] il est rare que je me trompe. »
- Commentaire, Les Confessions, Livre VI, Jean-Jacques Rousseau