Le personnage de Clytemnestre dans Iphigénie de Racine
Publié le 09/04/2011
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Clytemnestre, elle aussi, relève des dieux sombres, mais Racine l'a encore voulue imposante et sensible aux honneurs. La voici en belle-mère toute frémissante de l'affront qu'elle vient de subir; cette rupture de mariage blesse un amour-propre toujours à vif et que la perspective d'une alliance avec un demi-dieu avait singulièrement émoustillé : Moi-même, de l'ingrat approuvant le dessein, Je vous l'ai, dans Argos, présenté de ma main; Et mon choix que flattait le bruit de sa noblesse, Vous donnait, avec joie, au fils d'une déesse... (II, 4) Sa fierté n'est jamais, dans son expression, bien loin de l'outrage : Mais puisque désormais son lâche repentir Dément le sang des dieux dont on le fait sortir, Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes Et de ne voir en lui que le dernier des hommes... (II, 4) et elle possède une redoutable puissance d'ironie. Il n'appartient qu'à elle de prendre ainsi congé d'Eriphile : Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre ; En de plus chères mains ma retraite vous livre ; De vos desseins secrets on est trop éclairci, Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici... (II, 4)
«
de toute une suite de générations, et combien ces mots race funeste dessinent les frontières très reculées duréquisitoire.
Chez Euripide la reine s'at tarde aux histoires, dilue ses fureurs dans des sentences ; ici tout flambe,tout crépite.
Sî furieuse qu'elle soit, cette colère demeure lucide, dialectique même; un nœud d'interrogationsserrées, brutales, caustiques enlace Agamemnon qui n'aura qu'un refuge; le silence, d'abord parce que, selon l'adagepopulaire, quand une femme se met dans des états pareils mieux vaut ne pas la contrarier, ensuite parce qu'elle araison.
Que peut, par exemple, répondre un mari aux reproches suivants :
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
(IV, 4)
Si Agamemnon ne voulait pas sacrifier sa fille, il devait y employer la force; Clytemnestre, avec Pascal, ne veutcroire que des témoins qui se font égorger ou qui égorgent.
En esprit, tout au moins, la reine a déjà peuplé leroyaume des ombres, elle s'est promenée, non sans une satisfaction secrète, et qui suppose chez elle, inconscienteou non, une véritable soif de meurtre, à travers un champ de bataille; il lui paraît juste et logique que tout ce sangait coulé pour empêcher que ne coule celui de sa fille.
Egoïsme maternel? sans doute, mais qui enferme unraisonnement valable.
Agamemnon ne se dispose-t-il pas à commander, pour reconquérir Hélène, simple hétaïrecomme chacun sait, une hécatombe des plus valeureux guerriers dont le meurtre inutile sera précédé par le sacrificeplus inutile encore d'Iphigénie? Entre sa sœur et sa fille, ou plutôt, car la logique de Clytemnestre est implacable,entre sa fille et sa nièce :
Si du crime d'Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione, sa fille...
(IV, 4)
comment hésiterait-elle ? Elle croit avoir pour elle le bon sens et la nature.
Elle a aussi la perspicacité;
ses transports lui laissent les yeux ouverts sur quelques motifs peu avouables des décisions maritales :
Cette soif de régner que rien ne peut éteindre, L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre, Tous lesdroits de l'empire en vos mains confiés, Cruel ! c'est à ces dieux que vous sacrifiez.
(IV, 4) Voilà la tragédieentièrement sécularisée, les dieux congédiés, le nœud du drame situé au cœur d'un ambitieux hésitant ; quel altierathéisme ! Clytemnestre est de la race de ceux qui noient les poulets sacrés; son adversaire n'est pas au ciel, maissur la terre, rien qu'un homme et un pauvre homme en vérité; son mari, un cruel qui atermoie ! Ecoutez comme ellele cravache, ou plutôt comme elle lui met le nez dans son forfait : Un prêtre environné d'une foule cruelle Porterasur ma fille une main criminelle, Déchirera son sein, et d'un œil curieux, Dans son cœur palpitant consultera les dieux!
(IV.
4)
Seule entre tous les personnages de cette tragédie,
Clytemnestre ose articuler, mettre en forme, dessiner,
peindre ce que les spectateurs se représentent confusément, ce qu'ils refusent de regarder en face : l'horrible mortd'Iphigénie, le couteau tourné et retourné dans son sein virginal.
Elle a cette énergie de vivre la scène à l'avance,et, en quatre vers, de la buriner.
Rien n'y manque, mais, ce qui l'emporte, c'est « l'œil curieux » de Calchas.
Quellemaîtrise dans le sarcasme, et quelle condamnation du paganisme ! Tertullien n'eût pas mieux dit.
Pour le père, c'estl'écrasement; et imaginons en passant le supplice d'Iphigénie elle-même, cet avant-goût de ce qui l'attend proposépar sa propre mère ! Demandons-nous enfin quel spectacle étalé sur la scène dépasserait celui-ci en concentrationde cruauté et d'horreur.
Aussi bien, Racine sait que les nerfs de son public n'en peuvent supporter davantage; c'estl'instant où Clytemnestre qui a, jusqu'à présent, sans doute gardé les yeux secs, s'attendrit :
Et moi qui l'amenais triomphante, adorée, Je m'en retournerai seule et désespérée ! Je verrai les chemins encor toutparfumés Des fleurs dont, sous ses pas, on les avait semés !...
(IV, 4)
C'est plus qu'un cri déchirant; ou même ce n'est pas un cri; l'imagination de Clytemnestre ne la promène plus dans.
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