LE MONOLOGUE DE RODRIGUE - Acte I - Scène VI - Le Cid - Corneille
Publié le 11/03/2011
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DON RODRIGUE Percé jusques au fond du cœur D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, O Dieu, l'étrange peine ! En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur, le père de Chimène ! Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse ; L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. O Dieu, l'étrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le père de Chimène ? Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, Fer, qui causes ma peine, M'es-tu donné pour venger mon honneur ? M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ? Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père : J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ; J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle, Et l'autre, indigne d'elle. Mon mal augmente à le vouloir guérir ; Tout redouble ma peine. Allons, mon âme ; et, puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène. Mourir sans tirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ! Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison ! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée ! N'écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu'à ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'après tout il faut perdre Chimène. Oui, mon esprit s'était déçu. Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse : Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. Je m'accuse déjà de trop de négligence : Courons à la vengeance ; Et tout honteux d'avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine, Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé, Si l'offenseur est père de Chimène.
Dans ces stances, Corneille n'a presque rien tiré du texte espagnol ; tout juste le point de départ et le point d'arrivée, que la situation du reste imposait : « O Fortune, ta rigueur a donc voulu, étrange peine, que mon père fût l'offensé et l'offenseur le père de Chimène !« —■ « Puisque mon père est l'offensé, qu'importe, ô douleur amère, que l'offenseur soit le père de Chimène?« Le Cid de Guillen de Castro passait presque immédiatement d'un terme à l'autre, de la plainte à la décision. Corneille, lui, a bien compris qu'il arrivait à un des grands moments de sa tragédie : il a voulu le mettre en pleine lumière.
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