« Le mensonge vrai est le domaine du romancier. » Vous analyserez et commenterez cette citation de Marthe Robert, en vous interrogeant en particulier sur sa formulation paradoxale, formulation qui vise à définir le genre littéraire romanesque.
Publié le 21/02/2011
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C'est dans l'introduction qu'on s'interrogera sur le paradoxe apparent de cette formulation. On aura à l'esprit les constatations de Valéry — non dépourvues d'une certaine perfidie, puisque cet auteur n'aimait pas les romans : « L'apparence de " vie " et de " vérité ", qui est l'objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l'introduction incessante d'observations, — c'est-à-dire d'éléments reconnaissables, qu'il incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l'existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages ; d'où ces simulacres prennent assez souvent d'étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnages authentiques. « On voit que pour lui l'impression de vérité n'est pas fondée objectivement, et qu'il insiste sur l'aspect de « simulacre « des romans.
«
surmonter la contradiction qui est inhérente à l'art du roman.
D'une part, il a la prétention d'être la science de l'homme — de l'homme, monde fourmillant qui dure et qui s'écoule,— et il ne sait qu'isoler de ce fourmillement et que fixer sous sa lentille une passion, une vertu, un vice, qu'il amplifiedémesurément : le père Goriot ou l'amour paternel, la cousine Bette ou la jalousie [...].
D'autre part, le roman a laprétention de nous peindre la vie sociale, et il n'atteint jamais que des individus après avoir coupé la plupart desracines qui les rattachent au groupe...
»
2.
Une vision du monde.L'observation de la réalité ne peut donc pas être objective.
Cela expli-que que l'on sente la présence de l'écrivainderrière ses héros.
Stendhal a beau affecter le détachement, il éprouve une sorte de tendresse à l'égard de Fabrice,et on peut penser qu'ils ont en commun cette quête du bonheur qu'on perçoit dans La Chartreuse de Parme.
Leromancier marque de sa mentalité les aventures qu'il retrace ; Balzac exprime un certain optimisme dans quelques-uns de ses ouvrages où les héros sont animés d'un état d'esprit conquérant (cf.
Rastignac ou Lucien de Rubempré).C'est en considération de son oeuvre que l'on pourrait dire avec Hegel que le roman est « la moderne épopéebourgeoise ».
Flaubert, au contraire, imprègne ses créations de la désillusion qui est la sienne (cf.
la médiocrité etles déceptions de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau dans L'Éducation Sentimentale).
3.
L'organisation d'une oeuvre d'art.« Raconter tout serait impossible, déclare Maupassant dans la préface de Pierre et Jean, [...] un choix s'imposedonc — ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité [...].
L'art consiste à [...] mettre en pleinelumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré derelief qui leur convient.
» La notion même d'oeuvre d'art suppose une organisation, qui n'est pas celle du réel.
Onpeut déceler cette intervention de l'écrivain dans différents procédés :• Le rythme d'un roman n'est évidemment pas celui de la vie.
Le théâtre classique, lui, prétend présenter quelquesheures d'une existence ; la représentation étant courte, c'est déjà une gageure.
Le roman n'a aucune chance d'êtreun reflet de la vie ; ce n'est pas en quelques centaines de pages qu'on peut retracer plusieurs années, à moinsqu'on n'adopte des allures particulières, modulées selon ce qu'on veut exprimer.
La narration peut couvrir une trèslongue période en quelques lignes : cf.
dans Eugénie Grandet, « cinq années passèrent sans qu'aucun événementmarquât dans l'existence monotone d'Eugénie et de son père », ou dans La Chartreuse de Parme la fin très rapide,ou encore, dans les dernières pages de L'Éducation Sentimentale, le « il voyagea » qui rend compte de plusieursannées de la vie de Frédéric.
D'autres fois, le romancier peut donner une impression de ralenti en insistant surquelques grands moments (par exemple, dans L'Éducation Sentimentale, le début, où le temps paraît aller au rythmede la Seine, les imparfaits et les participes présents retardant le récit, ou bien le bal chez Rosanette).
Enfin, aumilieu de tout le reste, les dialogues ont l'allure même de la vie.
C'est donc là la liberté du romancier, qui donne unsens à un petit épisode, et en néglige une foule d'autres.• Le grossissement auquel se livre le romancier fait de certains personnages des types (cf.
la phrase de Mauriaccitée précédemment).
Birotteau, petit commerçant qui ne peut payer ses dettes, devient intéressant à partir dumoment où Balzac a l'idée d'en faire le « martyr de la probité commerciale ».
La dimension épique qu'il y gagne n'estpas le fruit de la reproduction de la vérité, mais celui de l'art.• Le roman crée des destins, là où, dans la vie, on ne verrait qu'une suite d'événements.
Camus remarque : « Leshéros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces.
Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre.
Maiseux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin.
» Et il souligne que Madame de Lafayette a peut-être tiré LaPrincesse de Clèves de sa propre expérience.
Mais sa vie n'a pas connue d'issue aussi décisive que l'entrée aucouvent.
Le romancier mène ses personnages, et donne un sens à leur vie — quand bien même d'ailleurs celle-cin'aurait pas de sens : Flaubert par exemple souligne, par l'éparpillement des scènes, l'absence de but de Frédéric ;c'est bien grâce à l'organisation du roman qu'on remarque que cette vie n'a pas de ligne directrice, chose que lasimple observation du réel n'aurait sans doute pas permis de dégager.
4.
La liberté du romancier.Si une reproduction vraie de la réalité est impossible, si on perçoit toujours la présence de l'auteur dans la mentalitéqui sous-tend le roman et dans l'organisation des faits à laquelle il procède, le « mensonge » est donc bien le «domaine du romancier ».
Celui-ci revendique d'ailleurs parfois son droit au mensonge, comme le fait Diderot dansJacques le Fataliste.
Cet écrivain souligne bien qu'il mène son héros où il veut, qu'il pourrait aussi conduire unequantité d'aventures différentes, toutes aussi fantaisistes les unes que les autres.
Ses intrusions constantes dans lecours du récit ne permettent pas à un lecteur de penser qu'il découvre une aventure « vraie ».
Cette oeuvreconstitue un exemple-limite de la liberté du romancier.
Mais elle a le mérite de faire ressortir que, assumé commechez Diderot, ou nié, le mensonge est toujours le lot du romancier.
Et ceci est vrai également des romanciersnaturalistes : leur prétention à l'exactitude n'écarte pas en fait de leur œuvre le mensonge ainsi conçu (cf.
parexemple les passages épiques de Zola).
CONCLUSION
La formule de Marthe Robert paraît heureuse, en ce qu'elle unit les deux aspects contradictoires de la création.
»
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