Le lâche, la sotte et la méchante de SARTRE dans HUIS-CLOS
Publié le 01/06/2010
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Nous abordons le dernier mouvement de la scène 5. Tandis que le piège infernal se referme sur les personnages et que s'accroît le sentiment qu'il est sans issue, Garcin tente sa dernière chance. ESTELLE, doucement. Garcin ! GARCIN Tu es là ? Eh bien, écoute, tu vas me rendre un service. Non, ne recule pas. Je sais : cela te semble drôle qu'on puisse te demander du secours, tu n'as pas l'habitude. Mais si tu voulais, si tu faisais un effort, nous pourrions peut-être nous aimer pour de bon ? Vois ; ils sont mille à répéter que je suis un lâche Mais qu'est-ce que c'est, mille ? S'il y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n'ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j'ai du courage, que je suis propre, je... je suis sûr que je serais sauvé ! Veux-tu croire en moi ? Tu me serais plus chère que moi-même. ESTELLE, riant. Idiot ! cher idiot ! Penses-tu que je pourrais aimer un lâche ? GARCIN Mais tu disais... ESTELLE Je me moquais de toi. J'aime les hommes, Garcin, les vrais hommes, à la peau rude, aux mains fortes. Tu n'as pas le menton d'un lâche, tu n'as pas la bouche d'un lâche, tes cheveux ne sont pas ceux d'un lâche. Et c'est pour ta bouche, pour ta voix, pour tes cheveux que je t'aime. GARCIN C'est bien vrai? C'est bien vrai? ESTELLE Veux-tu que je te le jure? GARCIN Alors, je les défie tous, ceux de là-bas et ceux d'ici. Estelle, nous sortirons de l'enfer. (Inès éclate de rire. Il s'interrompt et la regarde.) Qu'est-ce qu'il y a ? INÈS, souriant. Mais elle ne croit pas un mot de ce qu'elle dit; comment peux-tu être si naïf ? « Estelle, suis-je un lâche ? « Si tu savais ce qu'elle s'en moque ! ESTELLE Inès. (A Garcin). Ne l'écoute pas. Si tu veux ma confiance, il faut commencer par me donner la tienne. INÈS Mais oui, mais oui ! Fais-lui donc confiance. Elle a besoin d'un homme, tu peux le croire, d'un bras d'homme autour de sa taille, d'une odeur d'homme, d'un désir d'homme dans des yeux d'homme. Pour le reste... Ha ! elle te dirait que tu es Dieu le Père, si cela pouvait te faire plaisir. GARCIN Estelle ! Est-ce que c'est vrai ? Réponds; est-ce que c'est vrai? ESTELLE Que veux-tu que je te dise ? Je ne comprends rien à toutes ces histoires. (Elle tape du pied.) Que tout cela est donc agaçant ! Même si tu étais un lâche, je t'aimerais, là! Cela ne te suffit pas ? GARCIN, aux deux femmes. Vous me dégoûtez !
Cette page précède le dernier mouvement de la pièce. Elle met en scène l'ultime tentative dè Garcin pour fausser le mécanisme de la damnation et gagner son salut. Autour du thème central où l'on revient sur la lâcheté, s'organise un motif antithétique qui propose une triple vision du héros. Le duo initial, en effet, devient bientôt trio et développe une série de variations polyphoniques qui mêlent les psychologies, les tons et le style et illustrent, dans tout ce qu'il a d'équivoque, le genre théâtral mélangé qu'a choisi de forger Sartre pour cette descente en enfer.
«
confrontée au regard d'autrui.
La solution amoureuse permet, en effet, de remplacer ce que je sais être par ce quel'autre, l'être qui m'aime, croit que je suis.
C'est, en somme, une flatterie dont on échange l'effet rassurant par unegarantie de réciprocité.
«Tu me serais plus chère que moi-même», dit Garcin à Estelle, et l'on peut croire à sasincérité : l'image de lui qu'il attend d'elle n'a pas de prix, c'est l'image à laquelle, sa vie durant, il a essayé en vainde ressembler.
Une image héroïque, dont Sartre fait ici l'objet même du pacte amoureux.L'erreur de Garcin, qui est également l'expression de son désespoir, consiste à demander pour cela à Estelle de«faire un effort », alors qu'à l'évidence la sincérité seule permet d'opérer ce miracle, voire cette imposture dontl'homme de lettres attend une réécriture de son destin.
Arrangement entre deux êtres pour effacer chacun salâcheté et rénover l'image de soi, l'amour est bien une solution de salut.
Mais il suppose une transcendance en enferimpensable : comment accorder deux libertés dans un lieu où tout n'est qu'asservissement et malentendu ?
Les apparences du héros
Conquérir l'amour d'Estelle pour se voir en héros, voilà donc l'ambition déçue que nourrissait Garcin.
C'est qu'il eûtfallu d'abord que les personnages s'accordassent sur une même image du héros.
Or, la diversité de leurs conceptionstient ici du quiproquo et tourne presque au comique.Pour Garcin, le héros ne saurait être que lui-même ; aussi n'en parle-t-il jamais qu'à la première personne.
A celaprès qu'il définit le je héroïque comme l'exact opposé du je qu'il fut.
Homme d'action, pour qui la fuite est d'autantmoins à redouter qu'elle lui est par nature impossible (« [...] je ne peux pas avoir fui [...] »), le héros selon Garcinest cette image idéale de moi-même qui me sert à modeler mes actes.
De l'écart entre ce modèle et ma réalitédépend le jugement que j'ai sur moi, un jugement d'autant meilleur que cet écart est moindre.
Ainsi l'image du hérosest-elle à la fois l'expression de ma liberté en ce que j'en choisis les paramètres, et une limite à cette liberté en cequ'elle me sert à mesurer ce que je ne suis ou n'ai pas été.A cet être héroïque, Estelle oppose un héros du pur paraître : «Tu n'as pas le menton d'un lâche, tu n'as pas labouche d'un lâche, tu n'as pas la voix d'un lâche.» Pour Estelle, seul le corps est héroïque, le corps caricatural etsuperficiel des «vrais hommes, à la peau rude, aux mains fortes».
Aussi ne conçoit-elle le héros que de l'ordre del'autre : il est ce qu'elle veut avoir et non pas être, posséder et non pas devenir.
Dès lors un damné peut faireillusion aussi bien qu'un bon danseur; le héros pour Estelle n'est jamais que l'homme qu'elle désire.
En enfer, cepourrait être Garcin.
S'il n'y avait Inès.Pour Inès, en effet, point de héros.
Son cynisme et sa lucidité, voire sa sexualité, lui font dénoncer la figurehéroïque comme l'enjeu lâchement idéalisé de ce qui n'est qu'un pacte érotique entre hommes et femmes : «Elle abesoin d'un homme, [...] elle te dirait que tu es Dieu le Père, si cela pouvait te faire plaisir.» Le héros n'est doncqu'une question de plaisir, un leurre pour faire de la séduction autre chose que ce qu'elle est : le préparatif àl'assouvissement d'une physiologie.Le héros pour Inès est objet de dégoût.
Il est son rival et le modèle de ce qu'elle ne veut pas être.
Polyphonies
Ces trois conceptions traduisent la diversité psychologique des personnages et illustrent l'art de Sartre à les tresser.Chaque membre du trio possède sa tonalité : Garcin est grave, Estelle irrémédiablement enjouée, Inès cruelle.
Lesdeux femmes, tour à tour, vont briser l'élan mystique qui entraîne Garcin à défier la logique infernale.
Alors qu'il sevoit déjà sauvé et que l'espoir de rédemption l'enivre, le rire des femmes, par deux fois, le fait basculer dans leridicule.
Cette page, en somme, met en scène un homme qui tombe — sans qu'on sache au juste si cette chute esttragique, à la manière de celle d'un Icare s'évadant du labyrinthe infernal, ou si elle n'est qu'une variation surl'archétype comique de l'homme qui trébuche et se retrouve à terre.Nul doute que la situation de départ est tragique : le questionnement de Garcin sur l'héroïsme est bien d'ordremétaphysique, il tente de sortir d'un piège où il s'est mis et dont on pressent bien qu'il n'a pas d'issue.
Mais pour luidonner la réplique, Sartre emploie le contre-ton.
«Idiot! cher idiot ! », lui rétorque Estelle, avec une affectationboulevardière parfaitement incongrue et qui le laisse sans voix.
De même, alors qu'il reprend sa tirade, l'indicationscénique lui impose-t-elle un contretemps, un de ces retards de compréhension dont use la comédie : «Alors, je lesdéfie tous, ceux de là-bas et ceux d'ici.
Estelle, nous sortirons de l'enfer.
(Inès éclate de rire.
Il s'interrompt et laregarde.) Qu'est-ce qu'il y a?»
Conclusion
Qu'y a-t-il, en effet, sinon l'invention d'un nouveau ton théâtral qui prenant constamment le spectateur en défautl'oblige à reconsidérer la loi des genres ? On se souvient que Huis clos fut donné durant l'été 1944 et que la pièce fitrire parfois malgré son sujet qui n'était pourtant pas sans évoquer clairement le drame de l'Occupation.
Avec ce rireébranleur de consciences, qui tout à la fois tempère la tragédie et la relance, Sartre inaugurait ce qui deviendra plustard le Nouveau Théâtre ou le Théâtre de l'Absurde..
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