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Le combat philosophique et le monde réel (Jacques le Fataliste) de Diderot

Publié le 29/06/2015

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Au demeurant, seul le « peuple « — pris au sens large, ce qui n'exclut que les ordres privilégiés et la basse plèbe —pratique les vertus et illustre les valeurs dont la classe dominante s'est coupée par l'exercice corrupteur du pouvoir. Energie dans l'action (Jacques), bienfaisance spontanée, solidarité dans le malheur (l'hôte et le compère), fidélité aux amis et même aux maîtres, pourvu qu'ils le méritent (Jacques a « de la sensibilité «, même s'il mystifie l'ami Bigre, p. 227)... Avec cette grande santé populaire, Jacques met en balance la décadence d'une aristocratie fatiguée dont le maître nous offre le portrait en charge : futilité, ennui, vide mental, vanité de caste, veulerie, corruption. Séparé de ses valeurs ancestrales : l'héroïsme guerrier, l'amitié chevaleresque, l'amour courtois (cf. Don Quichotte), l'univers aristocratique est devenu le théâtre des duels

absurdes, de l'amitié trahie, du libertinage dissolvant ou de la passion possessive (cf. ch. 12). En ces années 1760, avec La Nouvelle Héloïse, avec Le Philosophe sans le savoir (Sedaine, 1765), la pensée des Lumières fustige l'irrationalité du duel, survivance abâtardie du tournoi : dans Jacques, le ballet, dérisoire et meurtrier, des mania­ques de l'épée proclame l'agonie de l'esprit chevaleresque dégradé en culte infantile du « point d'honneur «. Par là Diderot vérifie une thèse : « Il ne peut guère y avoir d'amitiés entières et solides qu'entre des hommes qui n'ont rien « (Deux amis, CE. r., p. 792). Et l'on devrait ici comparer l'histoire de ces deux couples : le capitaine et son camarade, Olivier et Félix de Bourbonne, tous deux sym­bole de l'amitié viscérale et résurgence de ce mythe du double qui exige que l'un des deux meure. Or si Félix, par son sacrifice, évite une rivalité amoureuse, les deux officiers ne peuvent surmonter la haine qui résulte de leur différence de fortune. D'un côté, les « brigands « généreux scellent une solidarité de classe dans leur combat, porteur d'avenir, contre l'oppression ; de l'autre, deux automates meurtriers s'affrontent dans un conflit absurde et passéiste, dont « les dés sont pipés « (p. 130).

 

L'oisiveté, liée à l'interdit de la « dérogeance «, expose la caste aristocratique à une désintégration du patrimoine, qu'accélère la débauche des fils (le maître oublie « la leçon de [son] père «, p. 256). En plus, les principes d'un noble lignage : pureté du sang, intégrité du nom, sont menacés en permanence par la mésalliance et la bâtardise. Jacques axe deux histoires sur ce tabou de la mésalliance. Après de « cruels chagrins « — et quelques bassesses —, le marquis fou de passion finit par donner sa main et son nom à une roturière, pire : à une catin. A cette ironie tragique, qui culmine dans le retournement final (l'amour vrai se passe de titres nobiliaires), répond en contrepoint, le burlesque triste de l'aventure qui lie, dans la même déchéance, deux fils de famille : l'escroc ignoble et son imbécile victime. Le maître n'échappe au mariage avec Agathe qu'en se chargeant d'un « fils «... « provenu des faits et gestes « du chevalier de Saint-Ouin (p. 300). Précisément, l'enfant naturel dément cette pureté du sang où se fonde la différence aristocratique : il met à nu

décrocher « une riche abbaye « (p. 210)... Parfois, Jacques retrouve le lyrisme accusateur de La Religieuse pour dénoncer les « vocations « prématurées qui tirent profit d'une mélancolie adolescente (p. 199). Partout ailleurs, c'est plutôt une satire gaillarde, narquoise, implacable, des moeurs ecclésiastiques et du comportement temporel de l'Eglise. Le clergé séculier prend sa part de la corruption sociale : si le vicaire du village, difforme, libidineux, est méprisé de ses paroissiens, la prospérité se répand sur le confesseur proxénète de Mlle d'Aisnon — dont les pro­pos rivalisent avec le précis d'hypocrisie dévote de La Pommeraye (p. 160, p. 140) — et sur son ami e le petit abbé de qualité, impie, incrédule, dissolu, hypocrite, anti-philosophe «, qui fait carrière dans le pamphlet diffamatoire (p. 136). Pour réussir dans les ordres, où la pratique du pouvoir est plus périlleuse, il faut avoir le génie d'Hudson. A preuve, l'échec des deux personnages qui sont la réplique dédoublée de l'abbé : homme d'affaires et homme à femmes, Frère Jean, carme déchaux, abuse de ses talents ; confesseur pétri de trop de grâces, le père Ange s'attire la haine des « vieux directeurs quittés par leurs dévotes « (p. 46). Toutes ces anecdotes, couronnées par l'histoire déjà sadienne de Hudson, stimulent l'anticléricalisme du maître : « Je n'aime pas les prêtres « (p. 241), « Ah ! les moines ! les moines ! « (p. 50), auquel fait écho, ironiquement, la réplique à Hudson de l'évêque ministre : « Les moines ! les moines ! je l'ai été, et j'ai connu par expérience ce dont ils sont capables « (p. 209)... N'échappent à ce jeu de massacre que « le vieux curé «, cher à l'hôtesse (p. 161), et frère Côme, grand chirurgien qui se rend utile à la société, comme les abbés encyclopédistes (p. 82).

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« 62 Lutte pour la liberté et la vérité, le" discours politique de Diderot vise deux cibles : l'oppression sous toutes ses formes ; le mensonge, cet abus du langage qui est une arme des despotes.

Quand ce combat est pris en charge par l'écriture littéraire, le texte donne à voir les rapports sociaux comme des rapports de force que figurent diverses métaphores : la société est une forêt (Satire première) ; elle est une machine, une ménagerie, une jungle (Le Neveu de Rameau) '.

Jacques reprend implicitement ces images du désordre établi tout au long d'une satire virulente de l'état social : injustice des institutions, pesanteur des « relations » familiales, inégalité des « conditions » ...

« De l'or, de l'or.

L'or est tout », s'écrie le Neveu (Œ.

r., p.

475).

Dans Jacques, le récit est jalonné de chiffres qui retracent la circulation de l'argent.

Cent écus pour un cheval, six francs pour une nuit de Javotte, etc., rien ne nous échappe des usages de l'argent : achats, ventes, aumônes, pensions, vols, escroqueries, parcours ruineux d'une lettre de change.

Or cette soif d'argent et de puis­ sance gangrène toutes les professions : toutes pratiquent ces « exceptions à la conscience générale » que le Neveu baptise : « idiotismes de métier » (ibid., p.

425).

Imbus de leur rôle comme les médecins de Molière, les chirurgiens de campagne exploitent leurs malades et pillent les paysans pauvres.

Police et justice amplifient l'injustice sociale.

Compromise avec « les fripons » (p.

299), la police est de connivence avec les privilégiés : le ·nom de son père vaut au maître d'éviter un mariage forcé (p.

300), puis la prison pour meurtre (p.

315) 2 • « Effroyable satire des couvents » (Diderot), La Reli­ gieuse condamnait la vie claustrale -sinon l'état ecclé­ siastique -comme contraire à la liberté, à la sociabilité et à la nature (perversion du désir).

Jacques met plutôt l'accent sur la collusion entre l'Eglise et l'appareil d'Etat absolutiste, sur la confusion entre la loi religieuse et la loi civile, sources d'injustice et d'hypocrisie.

Il suffit que l'abbé Hudson persécute les jansénistes et restaure dans sa communauté l'apparence de l'ordre pour que la raison d'Etat couvre ses abus de pouvoir, ses frasques et ses délits : Hudson met dans sa poche un magistrat, un commissaire, l'évêque de Mirepoix, ministre des bénéfices, et finit par. »

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