Le château de heidelberg de Victor HUGO, Le Rhin, lettres à un ami, lettre XVIII
Publié le 18/05/2010
Extrait du document
(Hugo visite Heidelberg durant l'automne 1840.) Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant les ruines. Au moment où j'y arrivais, la lune, voilée par des nuages diffus et entourée d'un immense halo, jetait une clarté lugubre sur ce magnifique amas d'écroulements. Au-delà du fossé, à trente pas de moi, au milieu d'une vaste broussaille, la Tour Fendue, dont je voyais l'intérieur, m'apparaissait comme une énorme tête de mort. Je distinguais les fosses nasales, la voûte du palais, la double arcade sourcilière, le creux profond et terrible des yeux éteints. Le gros pilier central avec son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons déchirées faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les saillies du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire. Je n'ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande tête de mort posée sur ce grand néant qui s'appelle le Château des Palatins. La ruine, toujours ouverte, est déserte à cette heure. L'idée m'a pris d'y entrer. Les deux géants de pierre qui gardent la Tour Carrée m'ont laissé passer. J'ai franchi le porche noir sous lequel pend encore la vieille herse de fer et j'ai pénétré dans la cour. La lune avait presque disparu sous les nuées. Il ne venait du ciel qu'une clarté blême. Louis, rien n'est plus grand que ce qui est tombé. Cette ruine, éclairée de cette façon, vue à cette heure, avait une tristesse, une douceur et une majesté inexprimables. Je croyais sentir dans le frissonnement à peine distinct des arbres et des ronces je ne sais quoi de grave et de respectueux. Je n'entendais aucun pas, aucune voix, aucun souffle. Il n'y avait dans la cour ni ombres, ni lumières; une sorte de demi-jour rêveur modelait tout, éclairait tout et voilait tout. L'enchevêtrement des brèches et des crevasses laissait arriver jusqu'aux recoins les plus obscurs de faibles rayons de lune; et dans les profondeurs noires, sous des voûtes et des corridors inaccessibles, je voyais des blancheurs se mouvoir lentement. C'était l'heure où les façades des vieux édifices abandonnés ne sont plus des façades, mais des visages. Victor HUGO, Le Rhin, lettres à un ami, lettre XVIII (1842).
Cet extrait a été proposé tel quel à un examen. Victor Hugo décrit un château en ruines. C'est un thème banal (et même stéréotypé) à l'époque romantique. Il s'agira donc de montrer comment l'auteur parvient à être original. En nous fondant sur les leçons de la précédente explication, nous allons pouvoir faire plusieurs remarques préliminaires : 1. Tout d'abord, s'il y a naturellement un certain nombre de traits réalistes dans cette description (les indications minimales qui caractérisent un château et une atmosphère nocturne), ce n'est pas un texte réaliste. Ce tableau vise à impressionner plutôt qu'à informer. Pour bien en voir la mise en scène, les effets dominants, nous pouvons même faire comme si tout était inventé par l'auteur: la visite au château, l'heure choisie pour l'évoquer, le reportage-prétexte (il nous est expressément dit que cette «lettre« est fictivement adressée à Louis B.).
«
produit normalement une impression de grandeur.
On comprend donc la fréquence des termes évoquant l'ampleurdes choses : « immense halo », « magnifique amas d'écroulements », «vaste broussaille», «creux profond», «grospilier», «grande tête», «grand néant», «géants de pierre», «majesté inexprimable », «enchevêtrement des brècheset des crevasses», «corridors inaccessibles », etc.Mais sitous ces traits peuvent être considérés isolément comme réalistes, leur rassemblement ne l'est pas.
C'estvolontairement que Victor Hugo choisit de nous montrer «cette ruine» «éclairée de cette façon», «vue à cetteheure».
S'il a effectivement visité le château par une nuit de lune voilée, ce ne pouvait être qu'intentionnel: ils'agissait bien de mettre en valeur ces ruines par le choix d'une «clarté lugubre», de leur conférer par là-même une«majesté» et une «tristesse» inséparables.
Ainsi, ce que le narrateur semble conclure de ce qu'il voit — «rien n'estplus grand que ce qui est tombé» — était déjà prévisible dans le choix de son sujet et l'heure de sa mise en scène.Sur ce point, nous sommes obligés de faire appel à nos connaissances littéraires.
Le thème des ruines, de la poésiedes ruines, est bien antérieur à Hugo.
Déjà, en 1767, commentant un tableau de maître, Diderot s'exclamait: «O lesbelles, les sublimes ruines! Quelle fermeté, et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau! Quel effet,quelle grandeur, quelle noblesse! [...] Les idées que les ruines éveillent en moi sont grandes.
Tout s'anéantit, toutpérit, tout passe.
» Ainsi, les ruines font ressentir la fragilité de toute chose; et inversement, le spectacle de «cequi est tombé» renvoie l'imagination à la grandeur passée du monument.
C'est bien l'effet recherché par Hugo.De là à dire «rien n'est plus grand que ce qui est tombé», il y a une évidente volonté d'exagération: l'auteur désirefaire revivre ce qui est mort, comme il veut redonner de la majesté à ce qui est détruit.
Pour nous rendre sensibleau « drame » si humain d'un château édifié par les hommes, il lui prête donc le visage d'une personne : la clartélugubre de la lune voilée facilite évidemment une vision aussi subjective de ce qui n'est qu'un amas de ruines.
LA GRANDE MÉTAPHORE DU VISAGE
La dernière phrase du texte montre bien, s'il en était besoin, que Victor Hugo a choisi l'heure la plus propice àdécrire une «façade» comme un «visage».
Ce qui frappe, c'est l'aspect systématique de la «démonstration», dans lepremier paragraphe.
A peine la «Tour Fendue» est-elle comparée (« m'apparaissait comme») à une « tête de mort»que la comparaison devient assimilation : les divers aspects de cette première ruine sont décrits, quasianatomiquement, comme de véritables éléments d'un crâne sans vie : fosses nasales, voûte du palais, doublearcade sourcilière, creux des yeux éteints, racine du nez, cartilages, mâchoire affreuse.
Implicites ou non, les outilsde la comparaison servent une vaste métaphore filée («était», «faisaient», «figuraient»).
Cette humanisation de latour à demi écroulée a deux effets :— en associant le destin de l'édifice au destin mortel de l'homme, elle suscite la «mélancolie» du spectateur, sonvertige devant le symbole de sa condition.
Il a en quelque sorte pitié de lui-même : «Je n'ai de ma vie rien vu deplus mélancolique », dit le narrateur;— en développant l'évocation macabre de cette «grande tête de mort», l'auteur cherche également à produire uncertain effet de peur.
L'effroi devant les vieilles demeures détruites est souvent lié au pressentiment de présencesinvisibles et menaçantes; la mort guette peut-être le voyageur qui s'aventure dans ces lieux...Le second et le troisième paragraphe vont confirmer ces effets.
Le château détruit, comme un prince déchu, mêle latristesse à la majesté, il inspire gravité et respect autour de lui.
En même temps, il semble habité encore deprésences qui pourraient se révéler hostiles : les deux géants de pierre «gardent» la Tour Carrée; il y a un«frissonnement» des arbres et des ronces; et au fond des corridors, «dans les profondeurs noires», le narrateur voit«des blancheurs se mouvoir lentement».
Bref, dans le grand silence («je n'entendais aucun pas, aucune voix, aucunsouffle») et la luminosité vague de la lune, des êtres fantomatiques hantent peut-être encore le grandiose châteauen ruines.Ainsi, le «visage» de ces ruines annonce d'autres visages, invisibles puisqu'ils sont morts, mais dont la présence estattestée par le témoignage du narrateur.
Du moins nous le suggère-t-il.
Sa présence dans les lieux, «à cetteheure», authentifie son évocation, lui confère une dimension de réalisme fantastique.
LA PRÉSENCE DU « MOI » : UNE DOUBLE MISE EN VALEUR
L'auteur de cette «lettre», fictivement adressée à son ami Louis, se met largement en scène dans son évocation.
Ildit explicitement «je» une bonne douzaine de fois: «j'y arrivais/ à trente pas de moi/ dont je voyais/ m'apparaissaitcomme/ je distinguais/ je n 'ai de ma vie rien vu/ l'idée m'a pris/ m'ont laissé passer/ j'ai franchi/ j'ai pénétré! jecroyais sentir! je ne sais quoi! je n'entendais! je voyais des blancheurs».
A cette présence directe du narrateurs'ajoutent tous les passages du texte où il manifeste indirectement sa personne par les appréciations qu'il porte surce qu'il observe, depuis la «clarté lugubre» de la nuit jusqu'à la «tristesse» et la «majesté» inexprimables des ruines,en passant par le «pan de mur» qui ressemble «affreusement» à une mâchoire.
La simple phrase adressée à Louis,l'ami qu'il prend à témoin de son émotion («Rien n'est plus grand que ce qui est tombé») est encore une façon pourHugo d'affirmer sa subjectivité dans cette lettre fictive.Bien entendu, tout écrivain décrivant un spectacle manifeste plus ou moins explicitement ses réactions personnellesau vu de ce qu'il décrit.
Parfois, on le verra, certains n'effacent les marques de leur subjectivité que pour mieux fairepasser leur vision, en lui donnant l'apparence de l'objectivité.
Ici, Hugo se projette à fond dans ce qu'il rapporte,comme visionnaire et comme acteur, pour deux raisons complémentaires :— d'abord, pour valoriser son tableau.
Il était là, il a vu, il a bien distingué, il a franchi le porche (ce n'était pasévident!), il a perçu l'âme de ces ruines sans conteste possible.
Sa vision est celle d'un témoin.
Enlevons tous les«je» du texte: il y perdra le ton de l'authenticité.
Cette promenade peut avoir été inventée.
L'auteur peut bien avoir.
»
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