Lamento du jardinier Entracte, Electre de Giraudoux
Publié le 04/08/2014
Extrait du document
Pendant que le Mendiant méditait sur les noces incestueuses d 'Oreste et d 'Électre, le
jardinier s 'est morfondu dans son jardin, où il a vécu, au lieu d'une nuit de noces, une nuit de
veille sous la lune. Au petit jour, ilfait lepoint sur ses réflexions nocturnes.
5
10
15
20
25
30
35
Évidemment, il n'était pas très gai, cette nuit, mon jardin. Comme petite fête, on peut s'en
souvenir.J'avais beau faire parfois comme si Électre était près de moi, lui parler, lui dire :
Entrez, Électre! Avez-vous froid, Électre ? Rien ne s'y trompait, pas même le chien, je ne parle
pas de moi-même. Il nous a promis une mariée, pensait le chien, et il nous amène un mot. Mon maître
s'est marié à un mot; il a mis son vêtement blanc, celui sur lequel mes pattes marquent, qui
m'empêche de le caresser, pour se marier à un mot. Il donne du sirop d'oranges à un mot. Il me
reproche d'aboyer à des ombres, à de vraies ombres, qui n'existent pas, et lui le voilà qui essaie
d'embrasser un mot. Et je ne me suis pas étendu : me coucher avec un mot, c'était au-dessus de mes
forces... On peut parler, avec un mot, et c'est tout!... Mais assis comme moi dans ce jardin où
tout divague un peu la nuit, où la lune s'occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au
lieu de boire au ruisseau, boit à l'allée de ciment, vous auriez compris ce quej'ai compris, à
savoir : la vérité. Vous auriez compris le jour où vos parents mouraient, que vos parents
naissaient; le jour où vous étiez ruiné, que vous étiez riche ; où votre enfant était ingrat, qu'il
était la reconnaissance même ; où vous étiez abandonné, que le monde entier se précipitait sur
vous, dans l'élan et la tendresse. C'estjustement ce qui m'ar rivait dans ce faubourg vide et
muet. Ils se ruaient vers moi, tous ces arbres pétrifiés, ces collines immobiles. Et tout cela
s'applique à la pièce. Sûrement on ne peut dire qu'Électre soit l'amour même pour Clytemnestre.
Mais encore faut-il distinguer. Elle se cherche une mère, Électre. Elle se ferait une mère du
premier être venu. Elle m'épousait parce qu'elle sentait que j'étais le seul homme, absolument le
seul, qui pouvait être une sorte de mère. Et d'ailleurs je ne suis pas le seul. Il y a des hommes
qui seraient enchantés de porter neuf mois, s'il le fallait, pour avoir des filles. Tous les
hommes. Neuf mois c'est un peu long, mais de porter une semaine, un jour, pas un homme qui n'en
soit fier. Il se peut qu'à chercher ainsi sa mère dans sa mère elle soit obligée de lui ouvrir la
poitrine, mais chez les rois c'est plutôt théorique. On réussit chez les rois les expériences qui
ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C'est toujours de la pureté.
C'est cela que c'est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c'est-à-dire
en somme de l'innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la
pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me
dit tendresse. C'est une entreprise d'amour, la cruauté... pardon, je veux dire la Tragédie. Voilà
pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m'approuverait, ferait un signe,
qu'un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répé ter par
!'écho ma devise de délaissé et de solitaire :Joie et Amour. Si vous vou-
LE MYTHE ANTIQUE DANS ÉLECTRE DE GIRAUDOUX
40 lez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu'une voix d'en haut me répondrait, que
résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, sije le réclame, les tient tout préparés,
pour crier à mon commandement :Joie et Amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander.
D'abord par bienséance. Ce n'est pas dans le rôle d'un jardinier de réclamer de Dieu un
45 orage, même de tendresse. Et puis, c'est tellement inutile. On sent tellement qu'en ce moment,
et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu'ils sont, et même s'il n'y en a
qu'un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour.
C'est tellement plus digne d'un homme de croire les dieux sur parole - sur
50 parole est un euphémisme -, sans les obliger à accentuer, à s'engager, à créer entre les uns et
les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi ç'a tou jours été les silences qui me
convainquent ...
Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n'est-ce pas ? S'ils y tien nent absolument,
qu'ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure,
55 Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un ilence, une
seconde de votre silence.... C'est tellement plus probant. Ecoutez ... Merci.
(COMMENTAIRE)
EnielJ du texte : une réflexion esthéique e piJ()()phique
Intermède entre les deux actes de la pièce, ce monologue a un statut à part : il nejoue aucun rôle
dans l'action et introduit une réflexion de portée géné rale sur la « vérité« et la « Tragédie «.
Le texte comprend trois moments :
- dans un premier temps, burlesque, le jardinier raconte sa nuit de noces manquées;
- puis il révèle sa découverte de la
Commentaire rédigé
«
LE MYTHE ANTIQUE DANS ÉLECTRE DE GIRAUDOUX
40 lez, je le lui demande.Je suis sûr comme je suis là qu'une voix d'en haut me
répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je
le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : Joie et
Amour.
Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander.
D'abord par
bienséance.
Ce n'est pas dans le rôle d'un jardinier de réclamer de Dieu un
45 orage, même de tendresse.
Et puis, c'est tellement inutile.
On sent tellement
qu'en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant
qu'ils sont, et même s'il n'y en a qu'un, et même si cet un est absent, prêts à
crier
joie et amour.
C'est tellement plus digne d'un homme de croire les dieux sur parole -sur
50 parole est un euphémisme-, sans les obliger à accentuer, à s'engager, à créer
entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur.
Moi ç'a tou
jours été les silences qui me convainquent ...
Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n'est-ce pas? S'ils y tien
nent absolument, qu'ils crient.
Mais je les conjure plutôt, je vous conjure,
55 Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un
~ilence, une seconde de votre silence ....
C'est tellement plus probant.
Ecoutez ...
Merci.
(COMMENTAIRE)
EnielJ du texte : une réflexion esthé~ique e~~p~iJ()~()phique
Intermède entre les deux actes de la pièce, ce monologue a un statut à part:
il ne joue aucun rôle dans l'action et introduit une réflexion de portée géné
rale sur la «vérité» et la «Tragédie».
Le texte comprend trois moments :
-
dans un premier temps, burlesque, le jardinier raconte sa nuit de noces
manquées;
-puis il révèle sa découverte de la nuit (toute chose contient le sens de son
contraire) et l'applique à la Tragédie: si Électre rejette sa mère, c'est parce
qu'elle "se cherche une mère»; de même, la Tragédie, dans sa cruauté même,
a une finalité qui n'est autre que l'amour;
- il termine son monologue en appliquant ce principe à lui-même : du fait
de sa situation de délaissé et de solitaire, il a pour devise «joie et amour».
Dans ce Lamento, le jardinier, tour à tour naïf et ironique, devient le porte
parole de l'auteur.
Tandis que le Mendiant déchiffre les signes du destin
en train de s'accomplir (voir Texte 4, p.
150), lui dévoile plutôt, en la
transgressant, l'illusion dramatique en train d'opérer sur les spectateurs.
Un chant de solitude
Redonnant tout son sens au mot «monologue» (discours d'un seul),
Giraudoux choisit ici de souligner la solitude amoureuse et morale de ce
personnage secondaire, rejeté hors de la scène et de l'histoire..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Lecture méthodique de l’entracte, le « Lamento du jardinier » d'Electre de Giraudoux
- ENTRACTE : LE LAMENTO DU JARDINIER (Electre de Giraudoux)
- Giraudoux, "Electre", Entracte: Lamento du jardinier
- Entracte : lamento du jardinier dans l'Électre de Giraudoux
- Giraudoux, Électre: Extrait de l'Entracte : le «Lamento du Jardinier»