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La vie antérieure de Charles BAUDELAIRE

Publié le 14/09/2006

Extrait du document

baudelaire
 
«J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils le soir aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir.«
 
Ainsi dans ces années charnières, un autre Baudelaire commence à se faire jour, le Baudelaire que nous connaissons, bohème, provocateur, prodigue, débauché, dandy. A vrai dire, la rupture avec les valeurs représentées par le milieu familial ne sera jamais totale et si l'on peut faire état, à partir de sa dix-huitième année, d'une limite qui départage deux personnalités antinomiques, l'auteur des Fleurs du Mal maintiendra jusqu'au bout une simultanéité déconcertante entre des attitudes inconciliables, dont pourtant il assumera avec une aisance d'équilibriste la douloureuse contradiction. S'il y a une énigme de Baudelaire, elle est dans cette fissure qui restera toujours béante et que sa poésie au lieu de tenter de colmater n'aura de cesse d'aggraver, d'« approfondir «. Ce mot, tel qu'il apparaîtra plus tard dans l'un des poèmes les plus célèbres des Fleurs du Mal, « La vie antérieure «, exprime fort exactement par son ambiguïté cette difficulté d'être :

baudelaire

« faire qu'un, cette unité des correspondances dont le moi est le centre, ne sont que des remèdes impuissants contreune souffrance incurable car inhérente à la conscience même d'exister.

Le poète se tourne vers l'idéal pour luidemander l'oubli. Mais la douceur et la fraîcheur apportées par les palmes ravivent le mal au lieu de l'atténuer.

L'approfondissementsignifie une aggravation de la douleur.

Comment ne pas associer le battement des palmes au battement de l'horloge,comment ne pas y voir le mouvement même du Temps, dans sa fatidique régularité.

Le Temps n'est pas perçucomme une perspective de devenir, d'accomplissement, mais comme l'immuable répétition d'un même et seul instant,d'une seule et même seconde.

Dans le poème «L'Horloge », Baudelaire identifie le Temps à la Mémoire et au Remords: « Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible,Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi!»[...I«Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote: Souviens-toi!-» L'approfondissement du secret douloureux associe le mouvement de la connaissance à cette présence obsédante etlancinante de la douleur.L'approfondissement désigne le processus de la conscience réflexive, qui se réfléchit elle-même, comme Narcisse,tout en réfléchissant sur elle-même.

La descente au fond du gouffre au lieu d'éclairer le gouffre, de le rendre familieret anodin, rend son mystère encore plus obscur, plus angoissant.

La conscience baudelairienne de soi, pour êtreconscience de son identité, doit être d'abord conscience de son étrangeté.La poésie baudelairienne fera scandale parce que son créateur a depuis toujours le sentiment que sa propreexistence est un «scandale ».

Il ne peut donc s'agir de la connaissance intellectuelle, au sens de la philosophiespéculative, mais de la connaissance de soi, du rapport que le moi instaure avec lui-même, pour s'appréhender, secontempler dans son altérité.

Le moi doit devenir « autre » pour s'atteindre lui-même, pour se sentir exister.

Lesentiment de l'unicité, de l'intégrité de la personne est au prix de ce rejet, de cette différence ressentie comme laperpétuation d'une faute. Un approfondissement ambigu La contradiction que l'on a relevée dans ce poème met face à face la contemplation de la beauté du monde et lacontemplation de soi.

En plongeant «dans» la beauté du monde, en voulant ne faire qu'un avec cette beauté («Aumilieu de l'azur, des vagues, des splendeurs») le poète, au lieu de parvenir à la béatitude procurée par l'oubli de soi,«se souvient» au contraire de sa solitude essentielle.

Cette langueur douloureuse entretenue, «approfondie» par lesodeurs des esclaves nus et par le balancement rafraîchissant des palmes, loin d'adoucir son mal de vivre, le rendplus profond, car plus conscient.

La beauté du monde renvoie l'homme à son exil.De plus, ces « esclaves nus tout imprégnés d'odeurs» ont pour fonction d'introduire dans le poème la sensationolfactive.

On pourrait dire à juste titre que ces esclaves sont des flacons vivants.

Or, d'une part, l'odeur est chezBaudelaire la sensation la plus immédiatement liée au souvenir.

D'autre part, on constate une gradation dans la sériedes « correspondances ».

Après la sensation visuelle, et la sensation auditive qui s'échangent, se mêlent, seconfondent dans un paysage syncrétique, l'odorat vient précéder le toucher dans la série des correspondances quevient clôturer le contact « rafraîchissant» des palmes sur le front enfiévré de l'homme qui «se souvient».

Alors quela vue et l'ouïe sont des sensations plus intellectuelles, plus mentalement élaborées, l'odorat et le toucher sont lessens les plus intimement corporels et sexuels, ceux qui établissent entre les êtres la plus étroite proximité(Baudelaire écrira dans « Le balcon » : «Je croyais respirer le parfum de ton sang», et quelques vers plus loin : « Etmes pieds s'endormaient dans tes mains fraternelles.

»).Ainsi, le rapport entre les quatrains et les tercets dessine une échelle qui descend de l'idéal vers le spleen maisremonte aussi du spleen vers l'idéal.

Et cette relation verticale, comme toujours chez Baudelaire, se transforme encercle désignant la totalité, la plénitude harmonieuse à laquelle le poète aspire, vers laquelle il soupire, car il est tropcertain de ne pouvoir y accéder.Le mouvement contradictoire sur lequel bute le lecteur naît de la rupture apportée par le dernier vers, qui marque leretour à la lucidité, la sortie du cercle enchanté, mais qui, en même temps, comme on l'a indiqué, engendrerétrospectivement ce même cercle.On se trouve devant une impossibilité logique, ce qu'en philosophie on appelle « une aporie ».

Mais la poésie a sesraisons que la raison ne connaît pas, car elle puise ses raisons dans la vie même.On s'aperçoit alors qu'il y a entre le Spleen et l'Idéal à la fois opposition et engendrement réciproques.

Et commentne pas y voir la transposition et la sublimation du refus baudelairien de choisir entre l'aspiration au bonheur et ledésir de lucidité, entre la nostalgie de la fusion matricielle et la soif de grand large?. »

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