La société vue par Céline dans le «Voyage au bout de la nuit»
Publié le 23/01/2020
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Ce mercantilisme universel me paraît être la marque propre du Voyage au bout de la nuit. Dès Mort à crédit la misère des pauvres prendra d’autres formes, plus délirantes. Notre roman développe rigoureusement les conséquences de quelques axiomes dont le type est la définition du riche que nous donnions plus haut.
BARDAMU EN PRÉSENCE DES HOMMES
Au sein de la société dont nous avons tenté de dégager les fondements, que va-t-il se passer concrètement quand les êtres humains vont se trouver en présence les uns des autres ? Puisque Bardamu est le narrateur et qu’il est justement toujours présent aux événements racontés, la question revient à celle-ci : quels vont être les rapports de Bardamu avec les gens ? Il suit de ce que nous venons de dire que deux cas sont possibles : ou bien Bardamu est en face d’un riche, d’un puissant, d’un privilégié ; ou bien il est en face d’un pauvre.
• Duos
Nous rencontrons le premier cas dès le deuxième chapitre du roman. Bardamu et le colonel sont seuls sur la route, car les hommes de liaison qui surviennent pour un instant ne sont que des figurants indistincts. Force est de constater qu’il n’y a entre eux deux aucune communication. Bardamu se propose bien de discuter de la situation avec son chef : « Le tout c’est qu’on s’explique dans la vie. A deux on y arrive mieux que tout seul» (p. 26). Il est trop évident que ce projet est sottement utopique. D’ailleurs le colonel est tué au moment où Bardamu va parler ; cesse à tout jamais l’espoir d’un dialogue. Toutefois, généralement, dans leur tête-à-tête avec Bardamu, les maîtres parlent ; le professeur Bestombes discourt (p. 121 à 124), et le directeur de la Compagnie Pordurière (p. 183 sqq.), et le Dr Baryton (p. 526 à 554 passim). Mais il n’y a pas pour autant communication ni dialogue car Bardamu ne croit pas ce qu’on lui débite et se contente de répondre par des formules lâchement approbatives. Parapine, plus sage et plus digne, s’enferme dans un mutisme absolu à Vigny-sur-Seine (p. 524). D’ailleurs il est permis de se demander si, dans les cas dont nous parlons, le
«
SE VENDRE
Reste que Céline ne conçoit pas d'autre moyen normal de
gagner de l'argent que de vendre quelque chose.
Après avoir
été vendu par les Noirs de son comptoir au capitaine d'une
galère, Bardamu constate avec calme : «Il faut bien vivre et
prendre pour les vendre les choses et les gens.qu'on ne mange
pas tout de suite» (p.
236).
Le pauvre n'a plus qu'à vendre
son travail ou soi-même.
Les dockers noirs de Fort-Gono
vendent leur force physique (p.
170), Molly vend son corps, et
la gentille Musyne aussi, les petits blancs des colonies vendent
leur santé (p.
174), etc.
Le cas extrême est celui du soldat.
Le soldat est le pauvre absolu : «Un seul d'entre nous six
possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le
dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernot [.
.J.
Là-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une
brosse à dents» (p.
112).
Le malheureux n'a que sa vie à
offrir, son« métier» est donc« d'être tué» (p.
51), et du coup
ressort en pleine lumière le paradoxe tragique de la condition
du pauvre, car vendre sa vie pour survivre est absurde.
C'est
cependant le seul moyen pour le soldat de conserver une place
et un rang dans la société, de ne pas être éliminé, et, plus
brutalement, de ne pas être sur-le-champ fusillé par les
gendarmes; il s'agit de survivre peut-être quelque temps, de
différer la mort.
Quand on y pense, c'est également le sort des
dockers, des prostituées, des colons, et plus ou moins de tous
les pauvres.
Les plus dignes sont ceux qui ne se leurrent pas et qui
ne dissimulent ce marché sous aucune hypocrisie : Molly
(Musyne fait semblant d'être une artiste), les dockers noirs qui
ne travaillent que sous les coups, Parapine qui ne daigne plus
adresser la parole à son patron.
Les autres excitent la colère et
le mépris de Bardamu, par exemple les employés blancs de la
Compagnie Pordurièrê : « ils marchent tout seuls'» se payant
de ce qui «ne coûte rien» à leurs maîtres, à savoir« l'espoir de
devenir puissants et riches» (p.
183).
La plupart des soldats
offrent une image plus affligeante encore, car les temps
modernes ont inventé «le soldat gratuit» (p.
93) qui court
d'enthousiasme se faire tuer sans se faire payer.
La guerre en
est d'autant plus odieuse.
-32-.
»
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