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LA SCÈNE DU PAUVRE - MOLIÈRE, Dom Juan, acte III, sc. 2

Publié le 25/05/2010

Extrait du document

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(Poursuivis par les frères d'Elvire, que Don Juan a abandonnée, Don Juan et Sganarelle se sont égarés dans une forêt. Ils rencontrent un homme auquel ils demandent leur chemin, homme simplement défini comme un « pauvre «.) SCÈNE II. — DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE. SGANARELLE. — Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville. LE Pauvre. — Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos garde, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour. DOM JUAN. — Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur. LE PAUVRE. — Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône? DOM JUAN. — Ah! ah! ton avis est intéressé, à ce que je Vois. LE PAUVRE. — Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens. Dom JUAN. — Eh! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres. SGANARELLE. — Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu'en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit. DOM JUAN. — Quelle est ton occupation parmi ces arbres? LE PAUVRE. — De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose. DOM JUAN. — Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ? LE PAUVRE. — Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde. DOM JUAN. — Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires. LE PAUVRE. — Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents. DOM JUAN. — Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m'en vais te donner un Louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer. LE PAUVRE. — Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ? DOM JUAN. — Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un Louis d'or ou non : en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens : il faut jurer. LE PAUVRE. — Monsieur... DOM JUAN. — A moins de cela tu ne l'auras pas. SGANARELLE. — Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal. DOM JUAN. — Prends, le voilà; prends, te dis-je; mais jure donc. LE PAUVRE. — Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim. DOM JUAN. — Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité. Mais que vois-je là? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté. MOLIÈRE, Dom Juan, acte III, sc. 2 (1665).

La scène du Pauvre, célèbre, est une sorte de scène idéale : courte, dramatique, psychologiquement riche, stylistiquement brillante. A cause de sa brièveté même, elle a l'avantage (si l'on ose dire) de parfaitement cadrer avec les conditions des épreuves orales. Elle s'offre donc comme un très bon exemple de lecture méthodique d'un texte théâtral.  Bien que cette scène puisse être détachée de l'oeuvre dont elle fait partie (l'essentiel du dialogue fut supprimé dans l'édition — censurée — de 1682), il va de soi qu'elle ne prend toute sa dimension que dans le contexte de la pièce. Il faut savoir :  — d'une part, que tous les épisodes de Dom Juan sont destinés à illustrer les diverses facettes du «grand Seigneur méchant homme«: le séducteur cynique, sans doute; mais aussi l'athée qui se moque des choses de la religion et de ceux qui les croient;  — d'autre part, que dans la scène qui précède immédiatement, Don Juan vient de discuter de l'existence de Dieu avec Sganarelle, et qu'il lui a déclaré n'avoir pour toute croyance que l'arithmétique : «Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. « Après cette scène de dialogue théorique, Molière désire montrer l'irréligion de Don Juan en action.

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« L'explication de texte traditionnelle, étudiant le dialogue à ces différents niveaux, pas à pas, est tout à fait possible: des candidats l'ont pratiquée maintes fois.

La lecture méthodique, pour tenir dans le cadre de l'examen, ne doitpas trop multiplier les balayages du texte.

Nous proposerons donc de nous en tenir à deux axes :1.

Le premier, centré sur le mouvement de la scène et sa tension dramatique, sera l'axe proprement théâtral :l'avantage de commencer par cet aspect est de nous permettre de jeter un regard d'ensemble sur l'épisode (sesmoments, sa progression, son effet sur le public).2.

Le second, centré sur les personnages, approfondira la psychologie, l'évolution et la stature des deux principauxprotagonistes.

On n'aura sans doute pas épuisé la richesse de cette scène, mais tout de même approché l'essentielde sa force dramatique. LE MOUVEMENT DRAMATIQUE • L'enjeu Un athée rencontre un homme de foi.

Un personnage au coeur sec trouve sur son chemin un pauvre qui mendie.

DonJuan va-t-il soumettre cet homme à ses vues ? Le Mal va-t-il l'emporter sur le Bien ? Tel est le ressort dramatiquede cette scène, le « match » auquel va participer le spectateur, dans un « suspense » croissant.• Les trois phases de l'action Au départ, l'échange est relativement calme.

A la demande d'information de Sganarellerépond la demande d'aumône du Pauvre, suivie des premières répliques de Don Juan.

Ce sont si l'on veut lespremières escarmouches.

On peut noter que c'est la demande du Pauvre qui, en quelque sorte, « provoque »l'incroyant Don Juan.

Une pause semble intervenir après la huitième réplique (l'explication fournie par Sganarelle).La seconde phase commence avec les questions de Don Juan.

Celui-ci ne fait pas qu'interroger : il veut convaincre,par des arguments chargés d'ironie; il veut prouver à son interlocuteur l'ingratitude du Ciel : bref, il veut déjà lesoumettre, lui faire entendre « raison » contre Dieu.

Le déséquilibre entre l'aisance verbale de Don Juan etl'embarras du Pauvre fait croître la-tension.

Se peut-il que le « Méchant » l'emporte sur le « Bon »?La troisième phase est celle de la tentation proprement dite.

Voyant ses arguments intellectuels hors de portée duPauvre, Don Juan a l'idée subite de le réduire par un argument sensible : l'or.

Du point de vue scénique (et non paspsychologique), cela transforme le personnage de Don Juan : son rôle devient celui du Tentateur dans la scènearchétypique de la Tentation : le Pauvre devient la figure de la Victime; au-delà du Pauvre lui-même, c'est le Ciel —Dieu —, qui est défié.

Le croyant va-t-il succomber à la Tentation ? L'homme de foi va-t-il vendre son âme auDiable ? L'intensité dramatique est à son comble; le temps se ralentit.

Puis on assiste à un bref « dénouement » dela situation, avant de passer à la scène suivante. • L'effet sur le public Au fur et à mesure que se déroulent ces trois phases, le public éprouve des émotions de plus en plus violentes.La première phase, il est vrai, ne suscite d'abord en lui qu'un intérêt cognitif : on rencontre un personnage nouveau(un pauvre, un mendiant, un ermite : le public ne le sait pas); on attend vaguement de savoir qui il est, ce qui va sepasser, et comment va réagir Don Juan.

C'est l'intérêt habituel de tout public qui assiste à des aventures. A partir de la demande du Pauvre, et de sa présentation comme homme de prière, tout s'enclenche.

Les répliques deDon Juan sont sèches et brillantes : en même temps qu'il nous choque, il nous fascine.

L'attitude du Pauvre, démunide biens et de brio, suscite notre pitié : on prend parti pour lui, on souffre d'assister à' un combat inégal.

Il faut biendistinguer les trois formes d'intérêt éprouvées simultanément par le public :— l'intérêt classique pour l'issue du combat : qui va gagner, qui aura le « dernier mot »;— l'intérêt « esthétique », si l'on veut, pour le rôle que joue sciemment Don Juan, son aisance dans l'ironie, son briosatanique;— l'intérêt affectif pour la « personne » du Pauvre, la compassion pour l'homme qui souffre en même temps quel'admiration pour l'homme de bien.Dans la Tentation, la troisième phase, ces trois intérêts culminent.

Il faut bien préciser l'importance pour le public del'époque de ce que Don Juan veut obtenir du Pauvre en échange du louis d'or : «jurer», ce n'est pas simplementdouter de Dieu ou prononcer des mots injurieux qui n'engageraient pas l'âme.

«Jurer» équivaut à renier Dieu au plusprofond de soi : la parole équivaut à un acte.

Dans la perspective chrétienne, on ne peut choisir Dieu et l'argent.

Lemarché que propose Don Juan est parfaitement anti-chrétien : il s'agit pour le Pauvre d'échanger le spirituel contrele matériel, de vendre son âme contre la richesse terrestre.

A ses yeux comme aux yeux du public, c'est donc sa vieéternelle qui est l'enjeu de cette tentation.

Cette scène reproduit le schéma primitif de la Tentation d'Adam, par leserpent, au jardin d'Eden : le « péché » commis par le Pauvre s'apparenterait au Péché originel commis par Adam.Ainsi, parce qu'elle reproduit la scène originelle, cette Tentation a un considérable effet sur le public.

Elle estinsoutenable, quelle qu'en soit l'issue ; pour cette raison, Molière dut la supprimer dès la seconde représentation.Certes, le Pauvre ne succombe pas; mais durant toute .1a fin de la scène, après tout, on peut avoir le sentimentqu'il pourrait très bien succomber...

et c'est insupportable pour l'époque. • La mise en scène Molière joue consciemment avec les nerfs du spectateur.

Par deux fois, au moment où celui-ci peut se sentir choquépar l'attitude de Don Juan ou bouleversé de voir le Pauvre à la torture, il fait intervenir Sganarelle pour détendrel'atmosphère : c'est l'explication destinée à « rassurer » le Pauvre : « Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme», etc.

; puis l'intervention : « Va, va jure un peu », qui tente de transformer l'enjeu en simple jeu, au risque defaire sourire de la gravité du blasphème.

Normalement, on jure ou on ne jure pas, mais il est impossible de jurer « un. »

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