La scène du Pauvre - Acte III, scène 2 - DOM JUAN de MOLIERE
Publié le 10/09/2006
Extrait du document
Scène 2
Dom Juan, Sganarelle, un Pauvre.
Sganarelle Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Le Pauvre Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt ; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour.
Dom Juan Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
Le Pauvre Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Dom Juan Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le Pauvre Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.
Dom Juan Eh ! prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Sganarelle Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
Dom Juan Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le Pauvre De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Dom Juan Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le Pauvre Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
Le Pauvre Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Dom Juan Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Le Pauvre Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Le Pauvre Monsieur !
Dom Juan À moins de cela, tu ne l’auras pas.
Sganarelle Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
Dom Juan Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Le Pauvre Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
Dom Juan Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
Don Juan et Sganarelle ne sont pas habillés normalement, ce qui aura de l'importance par la suite. En effet, à la fin de l'acte II (l'acte campagnard), Don Juan a dû fuir précipitamment car on lui a annoncé qu'il était poursuivi par douze hommes en armes. Estimant que la partie n'était pas égale, il a décidé d'user d'un subterfuge pour échapper au danger. Il s'est donc déguisé et a opté pour un habit de campagne, alors que Sganarelle a revêtu un habit de médecin. Le maître et le valet viennent de s'entretenir, mais le plaidoyer de Sganarelle pour convaincre Don Juan de changer de vie est tombé dans le ridicule. Leur discussion les ayant amenés à s'égarer, Sganarelle demande le chemin à un homme qui se trouve fort opportunément là: il s'agit d'un mendiant, d'une sorte d'ermite qui a choisi de vivre dans ces bois.
«
Dom Juan Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non.
En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Le Pauvre Monsieur !
Dom Juan À moins de cela, tu ne l'auras pas.
Sganarelle Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
Dom Juan Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Le Pauvre Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
Dom Juan Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.
Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? Lapartie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
IDÉE DIRECTRICE ET MOUVEMENT DU TEXTE
Cette scène se déroule sous la forme d'un dialogue entre Don Juan et le Pauvre, dialogue suscité par la demanded'une aumône de la part du Pauvre.
L'échange tourne bientôt à la dispute
philosophique opposant l'incroyance et la foi, l'ironie du libertin raisonneur à la candeur d'un homme simple.
L'enjeu de ce passage est la question du Ciel, c'est-à-dire de l'existence de Dieu, qui constitue la principaleproblématique de la pièce.
Dans un premier temps, Don Juan cherche à démystifier le Pauvre qu'il soupçonne de malhonnêteté : le Pauvreveut monnayer le renseignement qu'il a donné et ce qu'il appelle « charité » est tout bonnement un marché.
Ce passage s'achève avec la remarque de Sganarelle sur « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit ».
Ensuite, Don Juan poursuit son avantage et veut introduire le doute dans l'esprit du Pauvre.
Si le Ciel existait, ils'occuperait mieux de ceux qui le servent et le prient.
Cette partie commence avec la question de Don Juan auPauvre : « Quelle est ton occupation parmi ces arbres? » Elle se termine avec la repartie de Don Juan: « Voilà qui est étrange et tu es bien mal reconnu de tes soins.
»
Puis vient la tentation: Don Juan pousse le Pauvre au blasphème en lui faisant miroiter un louis d'or.
Cetteséquence se termine sur les mots de Don Juan : « mais jure donc ».
Les deux répliques suivantes apportent la conclusion et la défaite de Don Juan.
La conversation avec le Pauvreprend fin avec le mot de Don Juan: «...
je te le donne pour l'amour de l'humanité ».
La dernière phrase prononcée par le libertin sert de transition avec la scène suivante : il voit un hommeattaqué par trois autres et se porte à son secours.
AXES D'EXPLICATION
La censure
Cette scène est fameuse à plus d'un titre: d'abord, pour avoir été coupée, dès la deuxième représentation, à causedu scandale qu'elle avait provoqué; ensuite, parce qu'elle est restée la pierre
angulaire de toute interprétation de Dom Juan, soit dans un sens apologétique, soit dans un sens iconoclaste.
Dom Juan contient, en réduction, une charge corrosive extraordinaire sur le plan conceptuel et moral, mais elle exprime une anormalité plus rarement soulignée et pourtant plus étonnante encore sur le plan esthétique etdramatique.
Il est frappant de constater que les deux premières scènes de ce troisième acte, qui s'enchaînent et se complètent,sont à la fois les plus anodines et les plus superflues quant au «sujet», quant à la trame même de l'histoire, et lesplus déterminantes quant à la signification de l'oeuvre.
Quand on connaît l'importance que Molière, comme tout auteur classique, attachait à la construction de ses pièces,.
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