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La salle à manger de la pension Vauquer («Cette salle... tomber en pourriture», pp. 27-28) - Le père Goriot de Balzac

Publié le 22/02/2012

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[Eh bien ! malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir.] Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.
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« expirant.» Enfin, la dernière expression sert de point d'orgue : «elle va tomber en pourriture». Procédés rhétoriques de la description Tout autant que le vocabulaire, la syntaxe est ici un moyen efficace de souligner tel ou tel effet dans la description. La juxtaposition est la forme syntaxique la plus fréquente : celle des substantifs (baromètre, gravures, cartel, poêle,quinquets, table, chaise, paillasson, chaufferettes), puis celle des adjectifs (phrase déjà citée).

Ce procédé enforme d'inventaire cocasse sonne comme un catalogue de commissaire-priseur.

Il produit un effet de bric-à-bracavec une sorte de jubilation. L'absence de structuration spatiale découle de ce système de juxtaposition : tout se côtoie au hasard en une suitearbitraire qui exprime les chocs de la laideur.

Le rythme précipité de la phrase, sa démarche cahotante, ses rebondssuccessifs accentuent l'effet de désordre : relisez cette période de douze lignes qui s'étend de «Vous y verriez...»jusqu'à «se carbonise», et récapitulez justement tout ce qu'on y voit.

Tout cela est débité d'un souffle, dans lamême structure, pour dire l'étonnement de l'œil, l'effarement face à la multiplicité anarchique du laid. Le grossissement hyperbolique est le signe distinctif de la description.

Par exemple : «Il s'y rencontre de cesmeubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables».Les meubles se voient dotés d'une dimension épique et fantastique conférée par la laideur : «meublesindestructibles», protégés comme un patrimoine national.

Ils ont une grandeur historique, et paraissent voués àl'éternité du Laid absolu.

Les monstres ne meurent pas, ils sont réunis en une sorte de musée du mauvais goût. L'utilisation variée des ressources de la syntaxe (autres que rémunération) évite l'écueil de la monotonie.

Lenarrateur emploie de simples épithètes, «un poêle vert...

des chaises estropiées...», et pas mal de participespassés.

Mais le procédé dominant est celui des subordonnées relatives : «sur lesquels sont des carafes...

qui sert àgarder...

qui sort quand il pleut...

qui ôtent l'appétit...

où la poussière se combine avec l'huile...

qui se dérouletoujours sans se perdre jamais...

dont le bois se carbonise...».

Apparaît aussi une consécutive : «...toile cirée assezgrasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom...» La caractérisation négative va se renforçant au fil du texte : plus on avance, plus la phrase s'étoffe et la laideurs'étale avec plus d'ampleur : pour les trois derniers objets, «une longue table», de «petits paillassons piteux» et des«chaufferettes misérables», chaque proposition se prolonge comme une misère qui n'en finit pas de se désagréger.Le nom de l'objet est suivi de commentaires dépréciatifs de plus en plus lourds ; il traîne ses tares après lui, lesmarques indélébiles de sa dégradation, comme les stigmates d'une vie ratée.

|j Scrupules de narrateur Pourtant l'auteur ne veut pas céder au vertige de la description, ni perdre de vue les exigences du récit : l'histoiredoit avancer. Le souci du lecteur.

Les exigences antinomiques de la description et du récit arrêtent le narrateur parvenu ausommet de son expansion (de sa frénésie ?) descriptive dans la cascade des neufs adjectifs, «vieux, crevassés...»etc.

Il constate avec regret que, pour expliquer vraiment la vétusté du mobilier, «il faudrait en faire une descriptionqui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas».

Il se voit forcéd'interrompre sa nomenclature face au lecteur impatient.

Le but premier du roman n'est-il pas de raconter unehistoire ? Mais la description est réintégrée, plus éloquente que jamais, dans la phrase même, déjà citée, qui en annonce la fin: Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide,expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire [...] Phrase paradoxale, en forme de prétérition, où le narrateur déclare stopper la description, mais la porte à sondéveloppement le plus oratoire et met en œuvre d'ultimes subterfuges d'expression, pour décrire mieux et plus vite : - Il a recours à des épithètes empruntées au corps humain, «manchot, borgne, invalide, expirant», qui accentuent lepathétique de ces choses en perdition, pitoyables comme des agonisants. - «Enfin», dernière salve, comme à regret de devoir s'arrêter là, il utilise trois substantifs forts : «une misèreéconome, concentrée, râpée...

elle a des taches...

elle va tomber en pourriture». (conclusion) On rappellera la fonction des descriptions dans l'économie du roman, dans l'efficacité de l'intrigue.

Elles constituentcertes un moment statique puisque la narration est suspendue ; mais elles se justifient par d'autres raisons : Le décor joue un rôle indirect dans l'action : sa laideur provoque une réaction de rejet chez Rastignac et décuple. »

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