LA NOTION DU JUSTE ET DE L'INJUSTE EST-ELLE INNÉE ? VOLTAIRE, Le Philosophe ignorant.
Publié le 19/02/2011
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« Plus j'ai vu des hommes différents par le climat, les moeurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j'ai remarqué qu'ils ont tous le même fond de morale; ils ont tous une notion grossière du juste et de l'injuste, sans savoir un mot de théologie ; ils ont tous acquis cette même notion dans l'âge où la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturellement l'art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois, sans avoir appris les mathématiques. Il m'a donc paru que cette idée du juste et de l'injuste leur était nécessaire, puisque tous s'accordaient en ce point dès qu'ils pouvaient agir et raisonner. L'intelligence suprême qui nous a formés a donc voulu qu'il y eût de la justice sur la terre, pour que nous puissions y vivre un certain temps. Il me semble que, n'ayant ni instinct pour nous nourrir comme les animaux, ni armes naturelles comme eux, et végétant plusieurs années dans l'imbécillité d'une enfance exposée à tous les dangers, le peu qui serait resté d'hommes échappés aux dents des bêtes féroces, à la faim, à la misère, se seraient occupés à se disputer quelque nourriture et quelques peaux de bêtes, et qu'ils se seraient bientôt détruits comme les enfants du dragon de Cadmus, sitôt qu'ils auraient pu se servir de quelque arme, du moins il n'y aurait eu aucune société, si les hommes n'avaient conçu l'idée de quelque justice, qui est le lien de toute société. Comment l'Égyptien qui élevait des pyramides et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste et de l'injuste, si Dieu n'avait donné de tout temps à l'un et à l'autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires? Tous ces peuples assurent qu'il faut respecter son père et sa mère, que le parjure, la calomnie, l'homicide sont abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conséquences du même principe de leur raison développée... La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un Turc, à un Guèbre, à un Malabare, l'argent que je lui ai prêté pour se nourrir et pour se vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : « Attendez que je sache si Mahomet, Zoroastre, ou Brâma ordonnent que je vous rende votre argent «. Il conviendra qu'il est juste qu'il me paye; et, s'il n'en fait rien, c'est que sa pauvreté ou son avarice l'emporteront sur la justice qu'il reconnaît. Je mets en fait qu'il n'y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et sa mère quand on peut leur en donner; que nulle peuplade n'a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action. L'idée de justice me parait tellement une vérité de premier ordre, à laquelle tout l'univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice. Le plus grand des crimes, du moins le plus destructif, et par conséquent le plus opposé au but de la nature, est la guerre ; mais il n'y a aucun agresseur qui ne colore son forfait du prétexte de la justice... Les petits voleurs eux-mêmes, quand ils sont associés, se gardent bien de dire : « Allons voler, allons arracher à la veuve et à l'orphelin leur nourriture «; ils disent : « Soyons justes, allons reprendre notre bien des mains des riches qui s'en sont emparés «... Le mot d'injustice ne se prononce jamais dans un conseil d'état, où l'on propose le meurtre le plus injuste. Les conspirateurs même les plus sanguinaires n'ont jamais dit : « Commettons un crime «. Ils ont tous dit : « Vengeons la patrie des crimes du tyran; punissons ce qui nous paraît une injustice «. En un mot, flatteurs lâches, ministres barbares, conspirateurs odieux, voleurs plongés dans l'iniquité, tous rendent hommage, malgré eux, à la vertu même qu'ils foulent aux pieds «.
VOLTAIRE, Le Philosophe ignorant.
Vous ferez un résumé ou une analyse de cette page de Voltaire puis vous choisirez dans le texte un problème auquel vous attachez un intérêt particulier, vous en préciserez les données, et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.
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C'est la clé de ce long texte de Voltaire.
I.
ANALYSE ENTIÈREMENT RÉDIGÉE
Le discours du Philosophe ignorant, titre ironique', est construit comme une démonstration : il va des prémisses à laconclusion en tirant de son expérience et de l'Histoire un certain nombre de déductions et de corollaires.a) Malgré la variété des hommes, il existe une morale élémentaire universelle, préalable à tout enseignementdogmatique.b) Cette unité morale, voulue par Dieu, est indispensable à la vie en société.Argument a contrario : si les hommes n'avaient pas eu le sens du juste, l'espèce aurait disparu tragiquement.Argument des extrêmes : l'Égyptien (hypercivilisation) et le Scythe (barbarie) ont en commun des notions moralesqui confirment le dessein de Dieu.c) Les éléments de la morale sont le respect des parents, la réprobation de tout ce qui peut léser autrui.
Cettemorale de base est antérieure au code civil ou religieux.
La preuve, c'est que, lorsqu'il s'agit de restituer un prêt, ledébiteur n'a pas besoin de consulter un prophète inspiré.
Cette morale est universelle et intemporelle : c'est unabsolu.d) Corollairement, même ceux qui pratiquent l'injustice servent en théorie la justice.
Voltaire fournit une séried'exemples où il associe les contraires, les extrêmes : hommes d'État et petits voleurs; tyrans et conspirateurscomposent un tableau sinistre mais qui pourrait paradoxalement s'appeler l'Apothéose de la Justice.
II.
DISCUSSION D'UN POINT INTÉRESSANT : SUGGESTIONS
a) Il faudrait posséder un bagage philosophique pour s'interroger sur les fondements de la morale.
Y a-t-il desnotions « innées » du bien et du mal? La morale est-elle le fruit d'une éducation, d'un conditionnement? Y a-t-il unerelativité de la morale?Faute de connaître des auteurs comme Platon ou Nietzsche, peut-être vaut-il mieux choisir un autre thème deréflexion.b) Le sujet invitait les candidats à dénoncer la fourberie des hommes politiques qui, au nom de la Justice,commettent des crimes contre l'Humanité en déclenchant des guerres meurtrières.
Au XXe siècle, les guerres seprésentent comme des croisades : guerres au nom du Droit et de la Liberté, guerres de libération nationale, guerrespopulaires, etc...
Des deux côtés, on combat le mal absolu, qu'il s'appelle totalitarisme ou impérialisme.
Voltaire,homme du XVIIIe siècle, ne connaît pas les guerres nationales et met tous les belligérants dans le même sac.
De lamême façon, il accable de sa réprobation le tyran et le conspirateur, en qui il ne voit que des fauteurs de violence..
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