La mort d’Ivan Ilitch : une pédagogie existentiale
Publié le 11/01/2024
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«
La mort d’Ivan Ilitch : une pédagogie1 existentiale2
Shen Ao 22005022
Résumé : La question de la mort se trouve au cœur de La mort d’Ivan Ilitch.
Afin de
mieux comprendre l’écriture de la mort dans cette nouvelle, ce mémoire porte sur une
analyse textuelle qui emprunte les perspectives philosophique et narrative.
Il sera
divisé en deux chapitres.
Le premier chapitre est concentré sur la préoccupation
existentiale véhiculée par le récit.
Le deuxième chapitre est consacré aux techniques
narratives employées dans l’écriture de la mort dans le récit.
À travers ce travail,
l’auteur tente de mettre en lumière la valeur pédagogique de ce récit de la mort.
Mots Clés : mort, La mort d’Ivan Ilitch
Parue pour la première fois en 1886, La mort d’Ivan Ilitch se place parmi les
textes majeurs de littérature.
Dans ce petit chef d’œuvre, Tolstoï narre la mort d’un
magistrat russe.
La représentation épurée, presque nue, de la mort frappe les lecteurs
d’alors et nourrit de nombreuses réflexions philosophiques jusqu’à nos jours.
Ce mémoire a pour but d’éclairer la valeur de l’écriture de la mort dans La
mort d’Ivan Ilitch.
D’un côté, je tente de repérer, tout en ayant recours à l’analyse de
la mort heideggérienne, la préoccupation existentiale véhiculée par le récit.
De l’autre,
j’explorerai le régime narratif mis en œuvre, à travers lequel Tolstoï fait éclater la
mort d’un homme ordinaire.
Deux côtés combinés, je cherche à montrer comment
Tolstoï fait de la mort « une puissance pédagogique »3 qui exhorte chacun à toucher la
vérité de l’existence.
L’expression « pédagogie » est inspirée d’un article de Mehmet Aydin (voir Mehmet Aydin,
« Augustin et Tolstoï : confession, littérature, philosophie », le 15 mars 2008, disponible sur
https://journals.openedition.org/appareil/282.) Celui-ci décrit Tolstoï comme un « habile pédagogue »
qui « fait de la mort une puissance pédagogique pour dévoiler le sens de sa finitude à autrui, pour que
son ‘message’ devienne ‘contagieux’, pour qu’autrui s’exhorte soi lui-même et qu’il soit arraché à
l’ordre répétitif du quotidien.
» C’est dans son sillage que je me place, nullement pour corriger ses
conclusions très justes, mais uniquement dans l’esprit de les compléter.
1
À la différence de l’appellation « existentialisme » proposée par Sartre, le mot « existential » ici
s’entend comme «ce qui caractérise l'ensemble des structures a priori, ontologiques de l'existence
humaine », lequel relève plutôt de la terminologie heideggérienne.
En effet, dans ce mémoire, je
m’arrêterai sur les écrits de Heidegger, Être et Temps en particulier, pour illustrer les réflexions
philosophiques suscitées par La mort d’Ivan Ilitch.
2
Chapitre I
« L.N Tolstoï a décrit dans son récit La mort d’Ivan Ilitch, le phénomène de
ce ‘ on meurt ’ qui bouleverse tout et où tout s’effondre.
»1 Comme l’indique
Heidegger, la mort de notre protagoniste révèle le douloureux arrachement à la
quotidienneté du « on ».
Ivan Ilitch, ambitieux bureaucrate, joue des coudes pour gravir l’échelle des
privilèges.
Harnachée par l’appareil bureaucratique, il ajuste les attitudes et l’éthique
pour répondre aux exigences de sa carrière.
Abandonné aux plaisirs faciles, il cherche
la sensualité et la vanité.
Sa vie représente « le mode inauthentique d’être », où il ne
réfléchit jamais sur le sens de l’être et fait tout « pour mener une vie convenable,
approuvée par la société »2.
Or, suite à ce qui semble être une blessure sans conséquences, Ivan Ilitch est
jeté dans la « situations-limite » (Grenzstiuation).
Dès alors l’idée de la mort le
frappe, ce qui l’oblige de briser la routine quotidienne.
Au début de la malade du protagoniste, on cherche à masquer la réalité de la
mort.
« La dissimulation destinée à esquiver la mort exerce sur la quotidienneté une
domination si pointilleuse que, dans l’être-en-compagnie, les ‘proches’ font justement
encore souvent croire au ‘mourant’ qu’il va échapper à la mort et retrouver sans tarder
la tranquille quotidienneté de son monde en préoccupation.
»3 L’entourage d’Ivan
Ilitch insiste « qu’il était simplement malade et non pas mourant, et qu’il n’avait qu’à
être calme et continuer son traitement pour se remettre complètement.
»4.
Même Ivan
lui-même, conscient de sa mort future, y tourne le dos et essaie de gommer la mort par
le souci de quotidienneté.
Mais tout cela ne suffit pas.
Les souffrances physiques le
Mehmet Aydin, « Augustin et Tolstoï : confession, littérature, philosophie », le 15 mars 2008,
disponible sur https://journals.openedition.org/appareil/282 (consulté le 30 septembre), p.
11.
3
Martin Heidegger, Être et Temps, traduit de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p.
308.
1
Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, traduit du russe par J.W.
Bienstock, La Bibliothèque éléctronique
du Québec, p.36.
2
3
Martin Heidegger, Être et Temps, op.cit., p.
308.
4
Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, op.cit., p.
94
fatiguent et Ivan Ilitch « se persuade de plus en plus que sa vie est empoisonnée … et
que ce poison, loin de s’affaiblir, gagne de plus en plus tout son être.
»1
Ivan devient peu à peu invalide, jusqu’à ne plus pouvoir se lever du fauteuil de
son salon.
Resté seul, il revoit sa vie : excepté quelques souvenirs d’enfance, il en
mesure la vacuité.
Tout ce qui compose sa vie n’est qu’un « effroyable, un énorme
mensonge, qui dissimulait la vie et la mort.
» 2
« La mort est possibilité la plus propre du Dasein.
» 3 Devant la menace de la
mort, Ivan commence à toucher la vérité et voir le monde comme monde, c’est-à-dire
sans aucune formalité et mensonge, le réel impassible et froid.
« Il essaya de défendre
son existence passée.
Mais il sentit lui-même la faiblesse de ses arguments ; il n’avait
rien à défendre.
»4 Il se demande : « Peut-être n’ai-je pas vécu comme on doit
vivre ? »5
« La constitution ontologique de celle-ci se verra si nous mettons en relief la
structure concrète de la marche à la mort.
»6 Sous la plume de Tolstoï, la mort, comme
la réalité la plus ultime de la vie, offre une possibilité d’illumination.
Au-delà de la
mort, on voit le sens de la vie.
Chapitre II
Si l’on se satisfait d’illustrer un texte littéraire de la théorie philosophique, le
charme de sa littérarité sera perdu.7 Bien que le roman et la philosophie partagent le
1
Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, op.cit., p.
70.
2
Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, op.cit., p.
127.
3
Martin Heidegger, Être et Temps, op.cit., p.318.
4
Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, op.cit., p.
127
5
Ibid., p.
117.
6
Martin Heidegger, Être et Temps, op.cit., p.318.
J’ai beaucoup réfléchi sur la nature de ce mémoire, car le nom du cours « Philosophie et Littérature »
révèle des ambiguïtés.
Quel est le rapport entre la philosophie et la littérature ? Laquelle est plus
importante pour ce mémoire ? Faut-il écrire un essai philosophique ? Ou plutôt une critique littéraire ?
Pour soutenir ma présupposition, je voudrais d’abord citer ce que dit Milan Kundera dans un
entretien :« J’ai trop peur des professeurs pour qui l’art n’est qu’un dérivé des courants philosophiques
et théoriques.
Le roman connaît l’inconscient avant Freud, la lutte de classes avant Marx, il pratique la
phénoménologie avant les phénoménologues.
» (voir Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard,
1986, p.
46.) Ayant peur de réduire une chef d’œuvre littéraire en illustration d’une certaine théorie
philosophique, j’essaie de travailler sur la poétique de La mort d’Ivan Ilitch.
7
même souci du vrai, leur forme d’investigation est fondamentalement différente : les
philosophes, tels que Heidegger, développent leur interprétation de la mort à partir de
la terminologie et de la logique ; Tolstoï, en tant qu’écrivain, aborde la question de la
mort à travers sa force créatrice.
La mort d’Ivan Ilitch s’avère comme, selon
Nabokov, « l’œuvre la plus artistique, la plus parfaite, la plus raffinée de Tolstoï ».
C’est dans la rigueur d’une stratégie littéraire que Tolstoï fait éclater le sens de la
mort.
Commençons par le titre.
Initialement conçu comme La mort d’un juge, le
choix de titre révèle la préoccupation précise de Tolstoï : il cherche à représenter la
mort d’un individu, dépourvu de toutes caractéristiques sociales, qui suppose le
modèle universel de l’humain au-delà des différences.1
D’ici, l’auteur entame un parcours successif où le lecteur est conduit, étape
par étape, vers la mort dans sa nudité.
Il construit, en même temps, un cycle narratif
où la mort d’Ivan Ilitch s’universalise comme la mort de « chacun ».
Au début du récit, un avis encadré de noir sur le journal annonce la mort
d’Ivan Ilitch.
Tolstoï décrit en détail la réaction de ses camarades, mais une seule
phrase est consacrée à la mort elle-même : « Il était malade depuis plusieurs semaines
déjà, et l’on disait sa maladie incurable.
»2 Dans ce portrait de groupe, la mort d’Ivan
Ilitch n’apparaît que comme un « cas de mort »3, lequel ne frappe aucun personnage
présent.
Le décès leur suggère bien d’autres choses, soit « les changements possibles
de service »4, soit « un ennuyeux devoir de....
»
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