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LA MARCHE DES GROGNARDS - Edmond ROSTAND, L'Aiglon, tirade de Flambeau

Publié le 25/05/2010

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(La scène se passe à la cour autrichienne. Napoléon étant exilé à Sainte-Hélène, son fils, l'Aiglon, devenu duc de Reichstadt, résiste à son entourage qui veut salir à ses yeux la légende napoléonienne. Il y a là l'ex-maréchal Marmont, qui a trahi l'Empereur, et justifie la défection des Officiers de Napoléon par leur fatigue. Mais il y a aussi, près de l'Aiglon, un laquais qui n'est autre qu'un ancien grognard, Flambeau, venu soutenir sous ce déguisement le fils de l'Empereur. Entendant parler de « fatigue «, le « laquais « Flambeau ne peut retenir son indignation, et il se révèle, dans sa grandeur d'humble soldat.) LE LAQUMS : descendant peu à peu vers Marmont : Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations; Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions; Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne; Nous qui, par tous les temps, n'avons cessé d'aller, Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler, Ne nous soutenant plus qu'à force de trompette, De fièvre et de chansons qu'en marchant on répète; Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y, Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil, — Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! — Ont fait le doux total de cinquante-huit livres; Nous qui, coiffés d'oursons sous les ciels tropicaux, Sous les neiges n'avions même plus de shakos; Qui d'Espagne en Autriche exécutions des trottes; Nous qui pour arracher ainsi que des carottes Nos jambes à la boue énorme des chemins, Devions les empoigner quelquefois à deux mains; Nous qui pour notre toux n'ayant pas de jujube, Prenions des bains de pied d'un jour dans le Danube; Nous qui n'avions le temps quand un bel officier Arrivait, au galop de chasse, nous crier : « L'ennemi nous attaque, il faut qu'on le repousse! « Que de manger un blanc de corbeau sur le pouce, Ou vivement, avec un peu de neige, encor, De nous faire un sorbet au sang de cheval mort; Nous... LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents: Enfin !... LE LAQUAIS : qui marchant et nous battant à jeun, Ne cessions de marcher... LE DUC, transfiguré de joie: Enfin! j'en vois donc un! LE LAQUAIS : ... Que pour nous battre — et de nous battre [un contre quatre, Que pour marcher, — et de marcher que pour nous battre, Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais... Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués? Edmond ROSTAND, L'Aiglon, tirade de Flambeau, II, 9 (1900).

Edmond Rostand est redevenu d'actualité avec le film tiré de sa fameuse pièce Cyrano de Bergerac. Il y a certes de la facilité dans ce théâtre lyrique, mais aussi beaucoup de verve, de tirades flamboyantes. Or, il ne faut pas oublier que si l'art dramatique tient dans la mise en scène, les jeux du corps, il est aussi un art de la déclamation, de la virtuosité verbale. Les grands auteurs dramatiques aiment le souffle et, de Corneille à Hugo, ne dédaignent pas ces textes inspirés qui « soulèvent « le public, et qu'on appelle des morceaux de bravoure.  Tel est le cas avec ce discours de Flambeau évoquant l'épopée quotidienne des soldats de l'Empereur, qui grognaient mais qui marchaient quand même, les « grognards «. Double morceau de bravoure en quelque sorte, puisqu'Edmond Rostand d'une part va faire la preuve de son talent oratoire et que, d'autre part, ce texte exalte la bravoure méconnue des « petits «, des « sans-grades «...

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« spectateurs.Nous allons donc étudier, synthétiquement, ces deux aspects, sans oublier bien entendu qu'ils ne produisent qu'unseul effet d'ensemble. LES EFFETS DRAMATIQUES Il s'agit d'une scène à trois personnages.

L'un, l'ex-maréchal Marmont, traître à l'Empereur, vient d'invoquer la plusmauvaise excuse : la fatigue.

L'autre, le jeune Aiglon, duc de Reichstadt, victime de ceux qui veulent salir lamémoire de son père, est tendu, admiratif, vers ce laquais, surprenant orateur.

Ce dernier, grognard authentique,produit par son discours un effet de révélation sur ceux qui l'écoutent.

Il est le Bon, face au méchant traître qui setait.Les didascalies (indications scéniques, voir Clef n° 20) confirment ce dispositif : le laquais parle en « descendantpeu à peu vers Marmont », il marche donc physiquement vers le traître; le duc, quant à lui, est peu à peutransporté par le discours du grognard, dont il saura qu'il s'appelle Flambeau : il a les mains crispées », « les yeuxardents » et il parle « transfiguré de joie »; quant à Marmont, il se tait, ce qui ne veut pas dire qu'il ne joue pas : ildoit paraître stupéfait, sans voix devant la parole flamboyante qui le remet à sa place; sa honte contraste avec lajoie de l'Aiglon, comme sa lâcheté contraste avec la grandeur de Flambeau (peu après, d'ailleurs, Marmont se repentet rejoint la conspiration de Flambeau).Devant cette situation, le public est naturellement conduit à l'admiration.

Depuis le début de la pièce, il compatit aumalheur du Duc, il espère un glorieux sursaut pour lui.

Et voici que se révèle la chance de sa vie, en la personne deFlambeau.

Celui-ci, personnage tout d'un bloc, fidèle à son Empereur, représente la légende napoléonienne.

Il nefaut pas oublier qu'en 1900, date où est créée la pièce, le public français n'est pas très éloigné de Napoléon.

Lesecond Empire n'est pas loin (30 ans), et le nationalisme français ne s'est sans doute pas encore consolé de la findes Empereurs.

Bref, le sentiment patriotique des spectateurs est tout prêt à s'enflammer pour « Flambeau ».Or, celui-ci dit « nous ».

Dans l'élan progressif de son discours c'est toute une collectivité qu'il incarne peu à peu :la grande Armée, et au-delà de cette Armée, toute l'histoire glorieuse liée au mythe du grand conquérant.

Au coursde la représentation théâtrale, nous l'avons déjà noté, il se produit bien plus que l'identification de chaquespectateur, pris isolément, à tel ou tel héros : on a une projection collective du public sur les émotions vécues surscène.

Ici, le fait que Flambeau incarne une collectivité — celle des humbles soldats de base — suscite l'adhésionimmédiate de cette autre collectivité qu'est le public patriote.Ces quelques remarques donnent au discours de Flambeau une dimension qu'il n'aurait pas s'il n'était qu'un simpletexte écrit, lu à voix basse, par une personne seule.

Mais à l'inverse, sans ses qualités textuelles propres, cediscours ne parviendrait pas à soutenir l'intérêt dramatique au service duquel il a été conçu.

Il nous faut doncétudier maintenant les caractères de ce morceau de bravoure fait pour être dit, c'est-à-dire sa rhétorique (soninvention et son style), son lyrisme. LE TABLEAU ET SA RHÉTORIQUE La thématique de cette tirade est assez simple.

Il s'agit d'évoquer la grandeur des « petits».

Contrairement auxgradés, qui sont plus ou moins intéressés, les «sans-grades » marchent dans une totale abnégation.

Le tableau estentièrement fondé sur le contraste entre les souffrances quotidiennes de leur condition matérielle et ladétermination de leur moral inaltérable.

D'un côté, la boue, la maladie, la faim, le fardeau, la marche sans fin; del'autre le courage, la persévérance, la chanson, l'ardeur au combat, la fidélité aveugle en tous lieux et par toustemps, bref, le coeur au ventre malgré les infortunes. Bien entendu, cette situation n'est pas seulement décrite : elle est exaltée.— Le premier moyen d'expression, qui domine toute cette tirade et lui donne son « souffle », est l'anaphore.L'anaphore est ce procédé qui consiste à commencer une série de phrases ou de membres de phrases 'par un mêmemot, une même expression.

Ici : « Nous », « nous.

qui », « nous sur lesquels », « nous qui », « qui », etc.

La tiradecomporte une seule phrase, ponctuée par toutes ces subordonnées, et culminant dans la principale, au derniers vers: « Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués?»L'anaphore a deux effets : elle permet d'organiser le discours, en mettant en série une variété de situations de tousordres; elle permet ensuite de donner une impression de gradation de cette série d'évocations.

Dans cette tirade,elle exige bien entendu un souffle puissant de l'acteur; mais elle lui permet réciproquement de manifester ce souffleen l'ordonnant par degrés.— A l'intérieur de ce grand trait stylistique, les accumulations et les reprises de mots clefs vont donner au tableautout son poids, toute sa densité.

Accumulations au fil des vers (« petits », « obscurs », « sans grades »; « fourbus,blessés, crottés, malades »; « sac, sabre, tournevis, pierres à feu, fusil »; « à force de trompette, de fièvre et dechansons »; « maigres, nus, noirs et gais »).

Répétitions sur l'ensemble de la fresque : c'est le motif de la maladie,c'est le motif de la faim, et, bien entendu, le motif de la marche sans fin (on peut rassembler tous les termes relatifsau champ lexical de la marche, et de tout ce qui l'environne : « marchions ! fourbus ! marchions ! avancions ! aller!marchant ! trottes' jambes ! boue ! chemins ! pied ! marchant ! marcher ! marcher! marcher ! marchant! »).

Les cinqderniers vers, où alternent et se fondent les verbes marcher et se battre produisent un effet de complainte, derefrain éternel chantant l'interminable et héroïque destin des soldats de la grande Armée, pour culminer sur le mot«fatigués » auquel toute la tirade prépare.— Les contrastes globaux ou les antithèses particulières forment la troisième série d'effets.

Nous avons souligné plushaut que tout le tableau, thématiquement, repose sur le contraste.

Mais on peut remarquer aussi de multiplesoppositions de détail :. »

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