La Lune à la recherche d'elle-même, P. Claudel, incipit (commentaire)
Publié le 24/05/2011
Extrait du document
« Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament «, déclare E. Zola dans Mes Haines ; il semble ainsi nous inviter à considérer le processus de la création –ou plutôt re-création – artistique comme le passage d’un fragment du réel à travers le filtre de notre sensibilité. Mais encore faut-il que ce filtre restitue une unité ; encore faut-il être intensément conscient du vécu duquel notre sensibilité est tributaire ; car sinon, le tableau perd toute sa dimension artistique, il devient un dessin, une somme d’éléments qui se côtoient sans lien entre eux. C’est justement cela qui semble être en jeu dans notre extrait de La lune à la recherche d’elle-même, de P. Claudel ; nous sommes confrontés à une scène d’exposition plutôt déroutante. Au lieu de nous présenter personnages et intrigue, le chœur va en effet nous interpeller et instaurer une réflexion sur le processus de création artistique. Se révélant en fait être une correction d’une imparfaite œuvre de jeunesse, la pièce installe un jeu de miroirs entre passé et présent ; pis, il semble bien –le chœur étant apparemment aussi peu sûr de lui que le dramaturge – que l’échec soit encore au rendez-vous. Mais face à ce constat déprimant, d’où vient que le lecteur se prenne à sourire des pitreries du chœur ?
«
Il convient tout d'abord de faire les constats les plus simples à propos du texte : il faut ainsi noter la
dimension didactique de cette scène d'exposition.
Nous nous pencherons ensuite sur la double identité du chœur ;
enfin, nous constaterons que l'œuvre elle-même fait l'objet d'une mise en abyme.
Notre extrait est indubitablement déroutant pour le lecteur : en effet, celui-ci est en droit d'attendre des
premiers propos d'une pièce – ne parlons pas de scène, puisque le découpage traditionnel du texte en actes brille
par son absence – qu'ils présentent l'intrigue, le contexte spatio-temporel et les personnages.
Or ces derniers ne
sont évoqués que dans la liste précédant le texte ; le chœur étant « aussi curieux » que nous « de savoir comment
[il va] commencer [son] petit récit » (l.
67-68), nous pourrions presque penser que celui-ci improvise une intrigue de
fortune au fil des phrases.
Mais si le lecteur – ou plutôt l'auditeur, car nous sommes en présence d'une
« extravaganza radiophonique » - est déboussolé, il n'est pas pour autant livré à lui-même : le chœur s'adresse en
effet au public dès ses premiers mots (« Je vais vous expliquer ! », l.
1) ; et effectivement, c'est une volonté
didactique qui l'anime.
Ses premières paroles ont l'allure d'un constat ; il semble énoncer une vérité générale : « Il
n'y a pas arrivé au terme de sa carrière qui n'ait laissé derrière lui, sinon toujours des cadavres, au moins des
remords » (l.
1-3).
Ainsi, plutôt que de renseigner le public sur la pièce, le chœur semble préferer lui apprendre les
mauvais côtés de la vie d'artiste ! Il convient donc de noter le lien originel que celui-ci tisse avec l'auditeur : il
utilise les pronoms personnels pour créer une proximité (le « vous » devient « notre », l.
21 : l'idée d'une possession
commune rapproche indéniablement le chœur du public) ; il formule de fausses interrogations (« de ce silence
fasciné, il se dégage quoi ? » l.
30, ou la question « pourquoi pas des faunes […], dites-moi, aussi bien qu'autre
chose ? », l.
61-62, qui est clairement rhétorique) ; il se laisse même emporter dans ses démonstrations (notons la
tournure exclamative l.
18 : « avec plus ou moins de succès ! »).
Bref, le chœur déploie indéniablement une
multiplicité de procédés rhétoriques pour capter l'attention de l'auditeur : il convient en effet de rester pleinement
concentré pour s'adapter et suivre les propos de Claudel.
Et de fait, le chœur se rapproche tellement du public qu'il
réussit même à devancer ses questions (« Vous me demanderez », l.
77).
Nous voyons donc bien que l'originalité de
la pièce est assumée par le chœur, qui a une fonction didactique à l'égard de l'auditeur.
Cependant il faut noter que le chœur a également une autre fonction – à l'égard du dramaturge, cette fois-
ci : celui-ci est le double de celui-là.
En effet, l'identité du chœur paraît quelque peu problématique : c'est une
sorte de narrateur à la ligne 38, quand il parle du « tourment de l'auteur ».
Il est alors clairement séparé de ce
dernier ; son individualité semble cependant s'atténuer dans les lignes qui suivent.
En effet, si « c'est [lui] […] que
l'on appelle le Chœur » (l.
40), alors c'est une « substitué » du dramaturge.
Est-ce à dire qu'il y a identification
entre les deux ? Il faut attendre la ligne 66 pour que ce soit le cas : en effet, après avoir annoncé que l'auteur
« s'est remis tout à coup à avoir quatorze ans » (l.
51-52), il se met à dire « j'ai quatorze ans ».
Il semble donc que
le « je » ait une double identité – tantôt chœur, tantôt dramaturge.
Ce reflet de l'auteur est simple à interpréter au
vu du contexte de l'œuvre : en effet, n'est-il pas plus simple de porter un regard sur soi lorsque l'on possède un
miroir ? Nous pouvons donc noter une dimension réflexive dans ce texte : « arrivé à un âge où il aurait tous les
droits du monde de se croire consolidé » (l.
50-51), l'auteur est apte à prendre de la distance par rapport à lui-
même.
Le chœur est ainsi un double jeune du dramaturge : il va pouvoir enseigner quelque chose à l'auteur aussi –
par exemple, les causes de l'échec de sa pièce de jeunesse.
Le thème du miroir ne se limite cependant pas au couple chœur-auteur seulement.
Nous avons déjà relevé
l'étrangeté de cette scène d'exposition ; c'est que, au fond, il n'y a pas de scenario à développer.
Cela s'explique si
nous comprenons que le problème abordé – les difficultés du processus de création artistique – se rapporte à un fait.
»
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