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La Condition humaine, IV, «11 avril », Folio (Gallimard), pp. 235-236. Malraux (commentaire composé)

Publié le 28/05/2015

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malraux

La Condition humaine, IV, «11 avril «, Folio (Gallimard), pp. 235-236.

Convaincu que le meurtre de Chang Kaï-.shek permettra aux communistes de vaincre à Shanghaï, le terroriste Tchen décide, après un premier attentat manqué, de se jeter avec une bombe sur la voiture du général. Précédée d'une Ford de garde, la voiture arrive dans la nuit.

La Ford passa, l'auto arrivait: une grosse voiture américaine flanquée de deux policiers accrochés à ses marchepieds ; elle donnait une telle impres­sion de force que Tchen sentit que, s'il n'avançait pas, s'il attendait, il s'en écarterait malgré lui. Il prit la bombe par l'anse comme une bouteille de lait.

5             L'auto du général était à cinq mètres, énorme. Il courut vers elle avec une joie extatique, se jeta dessus, les yeux fermés.

Il revint à lui quelques secondes plus tard: il n'avait ni senti ni entendu le craquement d'os qu'il attendait, il avait sombré dans un globe éblouissant. Plus de veste. De sa main droite il tenait un morceau de capot plein de boue

10 ou de sang. À quelques mètres un amas de débris rouges, une surface de verre pilé où brillait un dernier reflet de lumière, des... déjà il ne distinguait plus rien : il prenait conscience de la douleur, qui fut en moins d'une seconde au-delà de la conscience. Il ne voyait plus clair. Il sentait pourtant que la place était encore déserte ; les policiers craignaient-ils une seconde

15 bombe? Il souffrait de toute sa chair, d'une souffrance pas même localisable: il n'était plus que souffrance. On s'approchait. Il se souvint qu'il devait prendre son revolver. Il tenta d'atteindre sa poche de pantalon. Plus de poche, plus de pantalon, plus de jambe : de la chair hachée. L'autre revolver, dans la poche de sa chemise. Le bouton avait sauté. Il saisit l'arme par le

20 canon, la retourna sans savoir comment, tira d'instinct le cran d'arrêt avec son pouce. Il ouvrit enfin les yeux. Tout tournait, d'une façon lente et invin­cible, selon un très grand cercle, et pourtant rien n'existait que la douleur. Un policier était tout près. Tchen voulut demander si Chang Kaï-shek était mort, mais il voulait cela dont un autre monde ; dans ce monde-ci, cette mort

25 même lui était indifférente.

De toute sa force, le policier le retourna d'un coup de pied dans les côtes. Tchen hurla, tira en avant, au hasard, et la secousse rendit plus intense encore cette douleur qu'il croyait sans fond. Il allait s'évanouir ou mourir. Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à introduire dans sa bouche le

 

30 canon du revolver. Prévoyant la nouvelle secousse, plus douloureuse encore que la précédente, il ne bougeait plus. Un furieux coup de talon d'un autre policier crispa tous ses muscles: il tira sans s'en apercevoir.

Cette scène dresse le tableau d'une volonté qui semble excéder les limites de l'humain. L'importance accordée à la douleur tend à faire de Tchen un véritable martyr de la révolution. Cependant, à la différence de Kyo ou de Katow, qui meurent auprès des leurs, Tchen est ici renvoyé à une ultime solitude. De plus, son acte suicidaire prend, par une ironie tragique (Chang Kaï-shek ne se trouvait pas dans la voiture), un caractère inutile et vain.

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