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La Condition humaine, I, « 21 mars 1927 », Folio (Gallimard), pp. 54-55. Malraux

Publié le 27/03/2015

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De retour chez lui après avoir assuré les préparatifs de l'insurrection révolutionnaire de Shanghai; Kyo retrouve sa femme May, qui lui déclare qu'elle a couché avec un autre homme. Cet aveu provoque chez Kyo une souffrance dont les effets excèdent ceux de la simple jalousie.

L'essentiel, ce qui le troublait jusqu'à l'angoisse, c'est qu'il était tout à coup séparé d'elle, non par la haine — bien qu'il y eût de la haine en lui — non par la jalousie (ou bien la jalousie était-elle précisément cela?) ; par un senti­ment sans nom, aussi destructeur que le temps ou la mort: il ne la retrouvait

5             pas. Il avait rouvert les yeux; quel être humain était ce corps sportif et fami‑ lier, ce profil perdu: un oeil long, partant de la tempe, enfoncé entre le front dégagé et la pommette. Celle qui venait de coucher ? Mais n'était-ce pas aussi celle qui supportait ses faiblesses, ses douleurs, ses irritations, celle qui avait soigné avec lui ses camarades blessés, veillé avec lui ses amis morts... La dou‑

ro ceur de sa voix, encore dans l'air... On n'oublie pas ce qu'on veut. Pourtant ce corps reprenait le mystère poignant de l'être connu transformé tout à coup, — du muet, de l'aveugle, du fou. Et c'était une femme. Pas une espèce d'homme. Autre chose...

Elle lui échappait complètement. Et, à cause de cela peut-être, l'appel

15 enragé d'un contact intense avec elle l'aveuglait, quel qu'il fût, épouvante, cris, coups. Il se leva, s'approcha d'elle. Il savait qu'il était dans un état de crise, que demain peut-être il ne comprendrait plus rien à ce qu'il éprouvait, mais il était en face d'elle comme d'une agonie ; et comme vers une agonie, l'instinct le jetait vers elle : toucher, palper, retenir ceux qui vous quittent,

 

20 s'accrocher à eux... Avec quelle angoisse elle le regardait, arrêté à deux pas d'elle... La révélation de ce qu'il voulait tomba enfin sur lui; coucher avec elle, se réfugier là contre ce vertige dans lequel il la perdait tout entière ; ils n'avaient pas à se connaître quand ils employaient toutes leurs forces à ser­rer leurs bras sur leurs corps.

État de vacillement transitoire du sujet et de ses repères, la « crise « de la séparation conduit Kyo à s'interroger sur l'identité de celle qu'il perçoit soudainement comme une inconnue. Loin de réduire la distance qui le sépare de cet être pourtant familier, le portrait qu'il fait de May rend plus aigu son sentiment de la perdre.

malraux

« enquête venant buter sur la prise de conscience de l'altérité radicale de l'être aimé.

Au désir de connaître se substitue ainsi celui d'étreindre le corps de May pour conjurer le sentiment de l'éloignement et de la perte.

O!-~ méconnaissance d~ soi Le texte expose une réaction dont Kyo lui-même n'est pas maître et qui excède les limites de son expérience habituelle.

La narration prend ainsi différentes formes (monologue intérieur, psycho-récit), particulièrement aptes à traduire le trouble du personnage.

La «voix intérieure» du personnage.

Le récit est fait sur le mode de la focalisation interne*: l'angle de vue dans cette scène de duo est exclusi­ vement celui de Kyo, et le narrateur* reproduit au plus près toutes les hési­ tations et les inflexions de ses pensées.

Le psycho-récit* (discours du nar­ rateur sur la vie intérieure du personnage) alterne ainsi avec le monologue intérieur*: le narrateur s'efface pour donner la parole au per­ sonnage, permettant au lecteur d'entendre sa «voix intérieure».

L'impuissance à nommer.

Le trouble du personnage se manifeste tout d'abord par son impuissance à nommer «Un sentiment» qui ne peut s'ap­ procher que par la négation (ni haine ni jalousie) ou par la comparaison («aussi destructeur que le temps ou la mort»), et dont il ne peut que ressasser les effets: «il était tout à coup séparé d'elle'" «elle lui échappait comp!.ètement ».

Les tâtonnements de l'investigation intérieure se traduisent à la fois par la succession d'interrogations qui restent sans réponse, les contradictions non résolues («Celle qui venait de coucher? Mais n'était-ce pas aussi celle qui ...

>>, «On n'oublie pas ce qu'on veut.

Pourtant ce corps ...

»), la fréquence des points de suspension qui indiquent que l'expression de la pensée ne peut être que lacunaire.

Enfin, les efforts du personnage n'aboutissent pas à une réelle élucidation: la «révélation» finale porte sur ce que Kyo veut, non sur ce qu'il cherche à savoir et à nommer.

L'étrang~t~é de l'être aimé État de vacillement transitoire du sujet et de ses repères, la «crise» de la séparation conduit Kyo à s'interroger sur l'identité de celle qu'il perçoit soudainement comme une inconnue.

Loin de réduire la distance qui le sépare de cet être pourtant familier, le portrait qu'il fait de May rend plus aigu son sentiment de la perdre.

Un portrait ambivalent.

Perçu de profil, le visage se réduit à un détail dont la description évoque plus le regard de l'anatomiste que celui de 240. »

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