La Condition humaine (2) La Condition humaine, IV, « I I avril », Folio (Gallimard), pp. 235-236.
Publié le 27/03/2015
Extrait du document
Convaincu que le meurtre de Chang Kaï-shek permettra aux communistes de vaincre à Shanghaï, le terroriste Tchen décide, après un premier attentat manqué, de se jeter avec une bombe sur la voiture du général. Précédée d'une Ford de garde, la voiture arrive dans la nuit.
La Ford passa, l'auto arrivait: une grosse voiture américaine flanquée de deux policiers accrochés à ses marchepieds; elle donnait une telle impression de force que Tchen sentit que, s'il n'avançait pas, s'il attendait, il s'en écarterait malgré lui. Il prit la bombe par l'anse comme une bouteille de lait.
Il revint à lui quelques secondes plus tard: il n'avait ni senti ni entendu le craquement d'os qu'il attendait, il avait sombré dans un globe éblouissant. Plus de veste. De sa main droite il tenait un morceau de capot plein de boue
10 ou de sang. À quelques mètres un amas de débris rouges, une surface de verre pilé où brillait un dernier reflet de lumière, des... déjà il ne distinguait plus rien : il prenait conscience de la douleur, qui fut en moins d'une seconde au-delà de la conscience. Il ne voyait plus clair. Il sentait pourtant que la place était encore déserte; les policiers craignaient-ils une seconde
De toute sa force, le policier le retourna d'un coup de pied dans les côtes. Tchen hurla, tira en avant, au hasard, et la secousse rendit plus intense encore cette douleur qu'il croyait sans fond. Il allait s'évanouir ou mourir. Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à introduire clans sa bouche le
«
(COMMENTAIRE)
~'e'!i!!u du texte: une résistance surhumaine
Le texte vient en conclusion de ce que l'on pourrait appeler la «chro
nique d'une mort annoncée»: obsédé par l'idée du suicide et du meurtre,
Tchen a déclaré son intention de se sacrifier à la cause révolutionnaire.
Cet extrait décrit longuement, et de l'intérieur, l'agonie du héros.
La résis
tance qu'oppose le personnage à la douleur, ajoutée à la volonté de s'af
firmer en se donnant la mort, donne à cette scène une valeur exemplaire.
Une agonie racontée de l'intérieur
Le récit, qui se fait sur le mode de la focalisation interne*, s'ordonne en
fonction des sensations du personnage.
Un texte en trois mouvements.
Le premier paragraphe expose les
«forces» en présence (Tchen et la voiture de Chang Kaï-shek) et fait le
bref récit des quelques instants qui précèdent l'explosion.
Après une
ellipse, le second paragraphe décrit le "retour à la vie,, du personnage.
Le
dernier paragraphe renoue en quelque sorte avec le premier mouvement:
Tchen passe une nouvelle fois à l'acte, en retournant sa violence destruc
trice contre lui-même.
La fidélité au point de vue de Tchen est menée à un point extrême.
La
description du monde environnant reste fragmentaire, limitée à ce qui
occupe son champ de vision («L'auto[ ...
} énorme») ou de perception («Il
sentait {.
..
} que Ui pwce était encore déserte»).
Non seulement le narrateur res
pecte au plus près l'ordre des perceptions (on passe ainsi, de proche en
proche, à la poche, puis au pantalon, enfin à la jambe) mais il cesse de
décrire dès que le personnage cesse de percevoir, comme en témoigne
l'inachèvement de la proposition «À quelques mètres{.
..
} un dernier reflet de
lumière, des ...
».
L'ellipse narrative à la fin du premier paragraphe, qui
mime la perte de conscience de Tchen, n'est ainsi comblée par un bref
retour en arrière que lorsque celui-ci revient à lui: «il n'avait ni senti ni
entendu ...
éblouissant», et la fin du texte coïncide avec celle du personnage.
Le tableau de la douleur
Le textes' ordonne selon une progression dramatique qui nous conduit de
l'extase d'un personnage maître de ses mouvements («il courut vers ellR»)
aux douloureuses crispations d'un corps déchiqueté.
244.
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