La colère d'Inès - SARTRE dans HUIS-CLOS
Publié le 01/06/2010
Extrait du document
Nous sommes au troisième mouvement de la scène 5. La colère d'Inès explose après sa tentative ratée de séduire Estelle et, par dépit, prend Garcin pour cible.
GARCIN [...] Nous allons nous rasseoir bien tranquillement, nous fermerons les yeux et chacun tâchera d'oublier la présence des autres. Un temps, il se rassied. Elles vont à leur place d'un pas hésitant. Inès se retourne brusquement. INÈS Ah ! oublier. Quel enfantillage ! Je vous sens jusque dans mes os. Votre silence me crie dans les oreilles. Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue, est-ce que vous vous empêcherez d'exister? Arrêterez-vous votre pensée? Je l'entends, elle fait tic tac, comme un réveil, et je sais que vous entendez la mienne. Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m'arrivent souillés parce que vous les avez entendus au passage. Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. Et elle ? elle ? vous me l'avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu'elle oserait me traiter comme elle me traite ? Non, non : ôtez ces mains de votre figure, je ne vous laisserai pas, ce serait trop commode. Vous resteriez là, insensible, plongé en vous-même comme un bouddha, j'aurais les yeux clos, je sentirais qu'elle vous dédie tous les bruits de sa vie, même les froissements de sa robe et qu'elle vous envoie des sourires que vous ne voyez pas... Pas de ça! Je veux choisir mon enfer; je veux vous regarder de tous mes yeux et lutter à visage découvert. (I, 5)
Cette page constitue le troisième mouvement de la scène 5. Après l'échec de sa tentative de séduction d'Estelle, et tandis que Garcin exhorte les deux femmes au calme, Inès prononce cette tirade, description et dénonciation de l'enfer, où elle fait preuve d'une résignation fière et revendique une sorte d'expression paradoxale de la liberté. L'alliance heureuse de la violence des propos et des envolées lyriques donne à ce texte des accents d'une poignante sincérité et révèle un Sartre inspiré autant que maître de son art, tout à la fois philosophe de l'existence et poète tragique.
«
possession.
Le ton même de la tirade (cf.
les nombreux points d'exclamation, d'interrogation, de suspension) et lejeu d'acteur qu'il suggère évoquent l'image d'une héroïne inspirée par une puissance maléfique.
La jeune femme,d'ailleurs, a déjà avoué sa méchanceté et revendiquera bientôt sa condition de femme damnée par nature.Or ce personnage de sorcière se fait ici l'alliée, exécutrice et victime à la fois, de la machine infernale.
En refusant lepacte que proposait Garcin, elle précipite le châtiment.
Les mots mêmes qu'elle emploie sont ceux-là du supplice : «Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue [...].» Nul doute que son imaginaire se plaîtà martyriser le corps honni de Garcin qu'elle s'ingénie à découvrir pour mieux le mortifier : «Non, non : ôtez cesmains de votre figure, je ne vous laisserai pas, ce serait trop commode.»Mais la violence qui anime Inès ne participe pas seulement de la fièvre de persécution qui fait d'elle un ressortessentiel du mécanisme de la damnation.
Personnage que Sartre a voulu complexe, la lesbienne fait également figurede révoltée.
De même qu'elle incarnait vivante la révolte contre l'ordre moral, en enfer elle fomente — et seuleassume — la rébellion contre l'ordre infernal.De vie à trépas, Inès continue d'affirmer sa liberté, une liberté tragique dont, pourvu qu'elle la vive, elle acceptel'échec : «Je veux choisir mon enfer; je veux vous regarder de tous mes yeux et lutter à visage découvert.» Laconfondant avec la révolte, Inès pense la liberté comme l'exercice désespéré du choix, de la lucidité et de la lutte.Dans cet univers où tout est calculé pour l'asservisse-ment, elle parvient à insérer ne fût-ce que l'ombre d'un désird'être libre et, l'espace d'une réplique, à voiler la lumière éblouissante et sans interrupteur qui règne sur la scène.Cette révolte, cependant, restera sans effet sur la mécanique infernale.
Mieux : elle finira bientôt par servir salogique d'asservissement.
C'est qu'Inès, si l'on peut dire, commet une erreur : la liberté qu'elle choisit est celle dehaïr, et la voilà complice à nouveau de l'ordre qu'elle voulait ébranler.
Conclusion
Avec cette tirade, qui met fin à toute tentative d'apaisement, l'action bascule.
Dans le mouvement suivant, lespersonnages vont passer aux aveux et se livrer à la torture des interrogatoires.
Située au milieu du texte, l'envoléelyrique d'Inès marque un sommet depuis lequel l'action va dégringoler jusqu'à son dénouement — ou son absence dedénouement.
La violence, que cette page concentre en elle et dont son style traduit l'intensité, résulte de latension accumulée pendant la première moitié de la pièce, tandis que les personnages tentaient d'éluder l'enfer enfaisant semblant.
Son éclatement force désormais chacun à une prise de conscience, à une sorte d'honnêteté vis-à-vis de sa situation.Prise de conscience, honnêteté, lucidité, autant de concepts clefs dans la pensée, l'oeuvre et l'action de Jean-PaulSartre, dont le personnage d'Inès se fait ici le porte-parole.
Un personnage dont le discours évoque ce titre d'unchapitre de L'existentialisme est un humanisme : «Pessimisme ou dureté optimiste?».
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