La Chevelure de BAUDELAIRE
Publié le 14/09/2006
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O toison, moutonnant jusque sur l'encolure ! O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir ! Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir ! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ; Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève ! Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts : Un port retentissant où mon âme peut boire A grands flots le parfum, le son et la couleur ; Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé ! Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron. Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde ! N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal (1857)
«La Chevelure « est l'un des poèmes écrits dans la période particulièrement féconde qui sépare les deux éditions des Fleurs du Mal. Paru pour la première fois le 10 mai 1859 dans la Revue française, il a été intégré à l'édition de 1861. Il est donc contemporain des grands poèmes qui sont entrés dans les «Tableaux parisiens« et qui ont été composés dans ces mêmes années 1858-59, tels «Le Voyage «, « Les Petites Vieilles «, « Les Sept Vieillards «, et surtout « Le Cygne « qui, bien que paru en revue une année plus tard, appartient à la même série. Quoique relevant d'une autre inspiration que ces grands textes qui racontent « l'horreur et les enchantements « de la grande métropole moderne, «La Chevelure « marque avec une égale plénitude l'épanouissement du génie poétique de Baudelaire. On y retrouve exactement les thèmes de « Parfum exotique «, ce qui explique sans doute que Prarond, confondant les deux textes, ait par erreur cité «La Chevelure « parmi les poèmes de jeunesse. Comme dans « Parfum exotique «, le parfum de la femme est dans « La Chevelure « l'incitation à un voyage mental qui associe le rêve au souvenir. Mais alors que dans « Parfum exotique «, la représentation des « rivages heureux « naît de l'abandon voluptueux aux sensations, dans «La Chevelure «, celle du « monde lointain « s'organise selon un travail concerté qui met en jeu toutes les ressources des correspondances. Il ne s'agit plus alors d'une rêverie fugitive, mais de la reconquête d'une harmonie, perdue par l'élaboration d'un réseau d'associations et de métaphores faisant appel aux lois de l'analogie universelle et fondé sur une poétique de la réminiscence :
«
ton est celui de la louange, de l'exaltation et même de l'adoration; il est renforcé par l'abondance de la ponctuation,par la fréquence des points d'exclamation.
Au premier degré, ce poème exprime l'intensité du désir amoureux et il estchargé de sensualité érotique.Plus, d'ailleurs, que dans les images et dans le vocabulaire, c'est dans la ligne ascendante de l'intonation, dans laforme évoquée par l'enchaînement des strophes que se dessine cette montée de la passion qui se traduit par unegradation continue.
Le point d'interrogation sur lequel s'achève la dernière strophe apporte en guise de conclusionune ouverture que l'on peut comprendre comme une suspension du temps.
C'est, bien sûr, une interrogationrhétorique appelée à redoubler la ferveur des exclamations successives.
Mais, de ce fait, c'est une interrogation quin'attend pas de réponse, elle ouvre sur le vide.
Ce vide est cependant recouvert par une autre structure.
En effet,on s'aperçoit que, derrière ce premier plan, apparaît une autre configuration : la femme aimée, objet du désir, n'estpas l'objet véritable de ce discours extatique, elle n'en est que le stimulant.
A travers la sensation présente, lepoète reconstruit un passé enfui, enfoui.
Mais ce passé lui-même est mythifié, sublimé par l'imagination.
Il estprojeté dans un avenir rêvé, comme l'indique l'emploi répété du futur, de l'impératif et des verbes de volonté.Réparti sur sept strophes, le texte est strictement architecturé, puisqu'on distingue une symétrie des trois premièreset des trois dernières strophes de part et d'autre de la strophe centrale, ou plutôt d'un quatrain qui regroupe lesdeux derniers vers de cette strophe et les deux premiers de la strophe suivante, ces deux strophes étant les seulesà s'enchaîner grâce à l'unité syntaxique :
«Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêveDe voiles, de rameurs, de flammes et de mâts;Un port retentissant où mon âme peut boireA grands flots le parfum, le son et la couleur; »
On assiste donc à une progression de la première partie qui culmine dans le blanc qui scinde ce quatrain,introduisant une pause, une respiration, au milieu de vers exprimant le comble de la plénitude.Le centre du poème constitue la cime de cette ascension qui marque la montée du désir et la projection du rêve,une ascension qui est en même temps une immersion dans la mémoire.
Cette culmination se traduit par unemétaphore marine qui engendre la synthèse des correspondances.
Ensuite la courbe mélodique redescend vers laréalité de la sensation présente.
Donc la symétrie apparente de cette construction dissimule à son tour un autremouvement qui referme le poème sur lui-même, puisque le voyage imaginaire, décrit au long des strophes, revient àson point de départ.
Alors que la première strophe exprime le désir, c'est-à-dire se projette dans l'avenir, les deuxdernières sont au présent et achèvent la boucle d'un éternel retour.On constate une homologie entre la construction de la première strophe et celle du poème tout entier.
En effet, demême que celui-ci est disposé autour d'un quatrain central, de même dans celle-là, la série des invocations culminedans le mot « Extase !» qui explose au début du vers du milieu.
Cette exclamation condense et résume la gradationdes propositions nominales qui précèdent.
Elle porte ces intonations laudatives à leur plus haut point de ferveur,mais, en même temps, elle prépare la substitution qui est annoncée dans les vers suivants et qui va se déployerdans les autres strophes.
Le changement de finalité est clairement indiqué dans la métamorphose de la chevelure enmouchoir, signal du départ d'une imagination qui ne sera plus « guidée » par son objet comme elle l'était dans «Parfum exotique », mais qui cette fois prendra la maîtrise des opérations.La première strophe s'affirme d'emblée comme la matrice des transformations futures, mais son rôle conducteur semanifeste également dans cette disposition en miroir qui reflète la construction générale du poème.
Par cet effet de« mise en abyme », «La Chevelure » concrétise la volonté baudelairienne d'imiter dans sa création cet ordre rêvéplutôt que perçu qu'il aspirait à retrouver dans une nature rendue à sa vérité et à sa pureté premières.Le rapport concentrique qui relie la strophe au poème et le poème au livre serait donc l'emblème de la figure quiselon Baudelaire symbolise par excellence une perfection oubliée : le cercle.
Dès la première strophe, les trois lignesde force de l'édifice sont posées avec une suffisante clarté pour que le «bon lecteur» sache s'orienter dans larichesse touffue de cette « forêt » de symboles.
Ce poème semble, en effet, justifier tout particulièrement lerapprochement que les contemporains de Baudelaire ont souvent proposé entre ses Fleurs du Mal et la DivineComédie de Dante.
En dépit de la disproportion flagrante entre la concision de l'une et l'immensité de l'autre, cesdeux oeuvres ont en commun l'ambition du dessein et se présentent comme des voyages initiatiques à travers la vieintérieure autant qu'à travers l'Histoire.L'un et l'autre poète, à des siècles de distance, parcourent le même chemin difficile en quête de la même vérité, àtravers la même «forêt obscure » même si avant d'atteindre la «forêt », ce chemin, chez Baudelaire, doit passer par«l'alcôve ».Ressenti comme étrange, comme inclassable, de son temps, peut-être faut-il voir dans cette parenté de Baudelaireavec le grand poète italien du Moyen Age, le signe d'un magnifique anachronisme qui explique son « excentrisme »tout autant que ses pressentiments de la littérature à venir.
A la différence de Dante, toutefois, Baudelaire nemettait pas son art au service de la foi, il mettait au contraire toute sa foi dans l'art, à qui il assignait l'impossibletâche de mimer une improbable éternité.On peut voir l'application de cette mystique de l'art alliée au plus minutieux artisanat, dans la combinaison des troisstructures superposées qu'il met en œuvre dans « La Chevelure ».Cette construction sous-tend des couches de sens, des enchaînements thématiques qui prennent forme dans lacontinuité du poème, mais qui, loin de se contredire, s'entrecroisent dans une polyphonie semblable à celle que lecontrepoint réalise en musique.
Par ce mode de composition, Baudelaire parvient à intégrer la pluralité desdimensions dans un moule unique où elles interfèrent sans s'exclure.Sans doute faut-il se garder des abus d'interprétation.
Mais quand on connaît la prédilection de Baudelaire pour les.
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