La campagne romaine (CHATEAUBRIAND)
Publié le 01/05/2011
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Vous croirez peut-être, d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines? Vous vous tromperiez beaucoup, elles ont une inconcevable grandeur : on est toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile :
Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, Magna virum !
... Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront; si vous les contemplez en artiste, en poète et même en philosophe, vous ne voudriez pas qu'elles fussent autrement L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vignes ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que l'aspect de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent. Rien n'est comparable, pour la beauté, aux lignes de l'horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées, dans la campagne, ont la forme d'une arête, d'un cirque, d'un hippodrome; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires; il n'y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux; toutes les surfaces, au moyen d'une gradation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités sans qu'on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l'autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature. Eh bien, c'est la lumière de Rome. Je ne me lassais point de voir, à la villa Borghèse, le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamfili, plantés par Le Nôtre. J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte Mole pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d'opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche déco- ration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que les teintes vont s'effacer, elles se raniment sur quelque autre point de l'horizon; un crépuscule succède à un crépuscule et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes, l'air ne retentit plus de chants bucoliques, les bergers n'y sont plus, mais on voit encore les grandes victimes du Clitumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages, qui descendent au bord du Tibre et viennent s'abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l'Arcadien Évandre, alors que le Tibre s'appelait Albula et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.
(Lettre à M. de Fontanes, 10 janvier 1804.)
I. — L'ensemble. — 1° Nature du morceau : La description d'un paysage, c'est-à-dire une page dans laquelle on essaye de nous suggérer, au moyen de mots, l'impression que nous donnerait soit la vision directe de ce paysage, soit sa reproduction par un peintre. Toute description doit être précise', il faut que chaque terme soit en rapport exact avec le lieu déterminé que l'on s'efforce de, reconstituer pour nous, d'après nature. Aussi la première condition du genre est-elle que l'écrivain sache voir, que son œil soit doué, comme celui du peintre, de cette faculté d'analyse et de synthèse grâce à laquelle aucun détail ne lui échappe sans que l'ensemble perde son harmonie. — De la précision vient donc le pittoresque (d'un mot italien qui signifie peinture)', mais encore faut-il que l'écrivain ait le sentiment de la couleur, et soit capable de choisir, parmi les mots, ceux qui évoquent naturellement soit la tonalité générale du tableau, soit celle qui est propre à chaque objet.
«
et décompose la gamme de couleurs et de nuances qui lui assure une si parfaite harmonie.
— Dans le secondparagraphe, depuis Je ne me lassais pas de voir...
jusqu'à la magie du couchant se prolonge, c'est la descriptiond'un coucher de soleil sur la campagne romaine; — et, dans les dix dernières lignes, le peintre ajoute à son paysagequelques figures, bœufs blancs, cavales, etc...
qui rappellent à son imagination de lettré les vers où Virgile célébraitdéjà, au temps de l'empereur Auguste, la beauté de ce pays.
— 2° Si nous cherchons à caractériser les procédésdescriptifs sans empiéter sur l'étude du style, il nous suffit de remarquer que Chateaubriand cherche à nous donnerla sensation d'un paysage lointain et très étendu.
A ce paysage, point de premier plan, sinon (2e paragr.) laterrasse de la villa Borghèse d'où nous contemplons le coucher du soleil.
Les lignes et les couleurs se fondent : onaperçoit un horizon...
des vallées...
les montagnes de la Sabine, des nuages....
Cependant, rien n'est vague niconfus, parce que chaque trait et chaque touche sont d'une singulière justesse : c'est ce que nous allons voir enexaminant le style de plus près.
III.
— Le style.
— 1° Dans toute description, il faut d'abord distinguer les lignes, c'est-à-dire se demander sil'écrivain sait nous indiquer d'une manière précise la forme des objets, leurs dimensions, leurs rapports.
Résistonsdonc d'abord à la magie des couleurs, et voyons si ce tableau a du dessin et de la perspective.
— Chateaubriandn'appartient pas, comme peintre, à l'école impressionniste ; il ne se contente pas de juxtaposer et de faire vibrer,sous nos yeux éblouis, des taches de couleurs au milieu desquelles il serait difficile de reconnaître des formes et desplans.
Non; il se rattache plutôt, malgré son romantisme, aux paysagistes des écoles hollandaise, flamande, etfrançaise des dix-septième et dix-huitième siècles ; et nous le voyons comparer sa description à un tableau deClaude Lorrain (qui vécut de 1600 à 1682).
C'est dire que, selon l'expression de Bossuet, « il crayonne avant depeindre » ;.
le dessin est précis et ferme; et les couleurs viendront s'ajouter à ce dessin et l'illuminer, mais nel'effaceront pas.
— Notez ici, en effet, la netteté de cette suite d'indications : douce inclinaison des plans,...contours suaves et fuyants....
Les vallées...
ont la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome, les coteauxsont taillés en terrasses....
Voilà le dessin; et l'écrivain a commencé par là, un peu sèchement, afin que nous soyonstout d'abord frappés par l'ordonnance générale et par la perspective du paysage.
— 2° Et maintenant, c'est lapalette et ses pinceaux en mains, que Chateaubriand va continuer son tableau.
— Il commence par les lointains', etcomme le dessin a pu nous laisser l'impression de lignes trop sèches, il nous avertit qu'une vapeur particulièrerépandue sur le lointain arrondit les objets, et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leursformes.
Remarquons les termes : arrondit,...
dissimule....
Le dessin subsiste; mais il est voilé.
— Mais nous pourrionscroire que cette vapeur fait disparaître le jeu des lumières et des ombres (ce que les peintres appellent le clair-obscur).
Non; il y a des ombres, sans quoi les objets n'auraient plus de relief; mais ces ombres ne sont jamaislourdes et noires', dans les masses obscures elles-mêmes, il s'insinue toujours un peu de lumière.
Chateaubriand a dûcauser avec des peintres ; il parle ici le langage technique des ateliers; il donne en quelque sorte une leçon depeinture à des élèves.
On ne saurait, en particulier, trop admirer la manière à la fois poétique et précise dont ilanalyse l'impression d'harmonie que nous pouvons tous ressentir devant un tableau de Claude Iyorrain : les surfaces,au moyen d'une gradation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités, sans qu'on puisse déterminer lepoint où une nuance finit et où l'autre commence.
Chateaubriand se montre ici un critique d'art de premier ordre ; ilne se contente pas de décrire, il explique, et il analyse en homme du métier les procédés particuliers à une école.
—Enfin, pour terminer ce paragraphe, il évoque avec une sorte d'enthousiasme la lumière de Rome.
— 3° Ce motlumière semble éveiller chez Chateaubriand un souvenir.
Il pense aux soirées passées à la villa Borghèse, où il étaitreçu par le beau-frère de Bonaparte.
Un autre que lui se fût peut-être rappelé le charme des conversations, dechères amitiés, ou encore les chefs-d'œuvre de l'art antique et moderne dont était ornée la villa.
MaisChateaubriand détournait ses yeux du monde et des œuvres humaines, et, de la terrasse de cette villa, il regardaitle soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamfili....
Souvent aussi, il a remonté leTibre pour jouir de la même scène ...
Et ici commence un nouveau tableau : d'abord les lointains : les montagnes dela Sabine; puis les nuages, puis les campagnes silencieuses.
— Si nous étudions les couleurs, ce ne sont plus lesteintes fondues du tableau précédent; il y a plus d'éclat, et des contrastes plus vifs : — les sommets desmontagnes apparaissent de lapis-lazuli (pierre précieuse d'un bleu clair veiné d'or) et d'opale (pierre blanche,laiteuse, irisée); — les bases et les flancs sont noyés dans une vapeur violette ou purpurine.
— Pour exprimer ladurée de ce coucher de soleil, Chateaubriand trouve des formules inattendues : un crépuscule succède à uncrépuscule.
Il aime ces paradoxes de style, et il a dit de même, dans les Notes de voyage en Amérique : « On diraitque des silences succèdent à des silences.
» — 4° II faut enfin remarquer en quels termes Chateaubriand nousrappelle quelques souvenirs de l'antiquité.
Ici, le procédé est simple, en apparence, mais on y retrouve toutel'habileté d'un écrivain qui sait calculer ses effets.
S'il nous avait parlé sans transition des dieux de la mythologie etdes temps primitifs du Latium, nous sentirions le pédantisme de ces souvenirs de collège.
Mais ce sont les beauxnuages qui, comme des chars légers portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendrel'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique....
Cette dernière expression contient tout le secretde l'évocation précédente : c'est le ciel qui est mythologique, c'est-à-dire créateur de mythologie.
— Après lesouvenir des dieux, le spectacle naturel évoque celui des hommes; le moyen en effet, devant la splendeur du soleilcouchant, de ne pas songer, quand on est sous le ciel de Rome, à la pourpre des consuls et des Césars.
— Enfin, lerepos des campagnes fait penser aux airs bucoliques qui y retentissaient autrefois ; et l'apparition des bœufs blancssur les bords du Tibre ramène l'imagination du lettré à l'époque des vieux Sabins et de l'Arcadien Évandre....
Ainsi,tout ce qui pourrait paraître, chez un écrivain moins habile, ornement artificiel ou pédantesque, semble chezChateaubriand sortir spontanément du spectacle même de la nature.
— De là, dans l'ensemble, un mélange deprécision pittoresque, de variété et d'harmonie que lui-même a rarement réalisé d'une façon aussi heureuse..
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