La Bruyère écrit dans le chapitre De l'Homme : « Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable; de même s'il y a toujours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun. » Quelles réflexions ce passage vous suggère-t-il ?
Publié le 17/02/2011
Extrait du document
La Bruyère, observateur de l'âme humaine, pose des problèmes ou peint des caractères éternels. (La lecture de certains passages du De tranquillitate animi de Sénèque révélerait aux élèves des sections modernes la justesse toujours actuelle d'une analyse de l'inquiétude qu'éprouve une âme incapable de prendre une résolution et de s'y tenir.) Il aurait pu ajouter au portrait du Distrait, celui de l'Indécis, de l'Irrésolu. Sous une forme qui semble elle-même témoigner de son irrésolution, il écrit dans le chapitre De l'Homme: « Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable; de même s'il y a toujours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti qu'à n'en prendre aucun.«
«
Les Nourritures terrestres (IV, I) : « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable; choisir m'apparaissait nontant élire, que repousser ce que je n'élisais pas...
Je ne faisais jamais que ceci ou cela.
» Mais, on le voit, malgrél'irrésolution qui en résulte, c'est ici le choix en lui-même qui est pénible.Gide nous montre d'ailleurs lui-même dans son Journal (p.
777), que loin de souffrir de cette irrésolution, il en tiremême profit en tant qu'artiste (et peut-être est-ce le cas de beaucoup d'auteurs : notamment d'hommes dethéâtre) : « Je n'ai jamais rien su renoncer; et protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé quej'ai vécu...
Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté, mais perplexe —car le tourment accompagne un état dont on souhaite de sortir, et je ne souhaitais point d'échapper à ce quimettait en vigueur toutes les virtualités de mon être; cet état de dialogue qui, pour tant d'autres, est à peu prèsintolérable, devenait pour moi nécessaire.
C'est aussi bien parce que, pour ces autres, il ne peut que nuire àl'action, tandis que, pour moi, loin d'aboutir à la stérilité, il m'invitait au contraire à l'oeuvre d'art et précédaitimmédiatement la création, aboutissait à l'équilibre, à l'harmonie.
»
B.
Plus dramatique est l'irrésolution lorsqu'il s'agit de choisir entre les exigences du devoir et celles de l'intérêt ou dusentiment, voire même entre deux exigences également respectables.
C'est la situation dont les auteurs tragiques —et notamment Corneille — ont mainte fois exposé les débats.
Le personnage examine avec lucidité les raisons qu'ilpeut avoir d'agir dans un sens ou dans l'autre, et généralement prend une décision en écartant ce qui lui paraît unefaiblesse.
Il n'est donc nullement méprisable, mais selon la force de son caractère, il souffre plus ou moinsprofondément du combat qui se livre en sa conscience.
S'il n'y a, chez Horace, aucune irrésolution, Curiace, bienqu'il n'hésite pas à suivre son devoir, reste trop humain pour ne pas souffrir : Hélas ! c'est bien ici que je dois êtreplaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Partagé d'abord entre les charmes d'un pouvoir qu'il a souhaitéet le désir de retrouver la tranquillité d'un simple citoyen, Auguste, après en avoir longuement délibéré avec Cinna etMaxime, se résout sans profond déchirement à conserver le pouvoir : Mon repos m'est bien cher, mais Rome est laplus forte.
Son irrésolution est plus cruelle lorsque, trahi par ses amis, il doit choisir entre la vengeance et laclémence : 0 rigoureux combat d'un coeur irrésolu (IV, 2-1188).
L'exemple le plus fameux reste néanmoins celui deRodrigue dont les Stances expriment avec force le débat douloureux: Que je sens de rudes combats Réduit au tristechoix ou de trahir ma flamme / Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini.
Irrésolution passagèretoutefois : bien que Rodrigue se dise tout honteux d'avoir tant balancé, il ne tarde pas à prendre sa décision.
Nul nesongerait à juger méprisable cette irrésolution, mais tout spectateur est conscient du déchirement que ce choixcomporte.
En fait le héros cornélien hésite, mais n'est pas vraiment irrésolu et peut toujours dire : « Mais quand cechoix est fait, on ne s'en dédit plus » (Sertorius).
Le théâtre racinien offre lui aussi des exemples d'irrésolution :celui d'Andromaque, partagée entre la fidélité à la mémoire de son époux et l'amour maternel qui lui commande desauver son fils, est sans doute le plus douloureux.
La scène ni, 8 éclaire particulièrement les mobiles qui rendent cechoix si dramatique.
Si son irrésolution, que celle de Pyrrhus ne fait que redoubler, se prolonge plus longuement quecelle de Rodrigue, Andromaque, en se sacrifiant elle-même, se résout pourtant à une solution qui sauvegarde deuxdevoirs également impérieux.
Digne de pitié, elle ne nous parait jamais méprisable.
On pourrait ajouter bien d'autresexemples dont le plus fameux est sans doute le dilemme d'Hamlet : To be or not to be.Le roman n'offre pas moins que le théâtre des exemples de personnages irrésolus dont l'hésitation s'exprime le plussouvent sous forme du monologue intérieur.
Le plus connu, le plus long aussi, est certainement celui que V.
Hugoprête à Jean Valjean dans les Misérables.
Le cas de conscience qui se pose à l'ancien galérien : laisser condamnerun innocent ou renoncer à la vie paisible et bienfaisante du digne M.
Madeleine, pour redevenir le forçat JeanValjean, tel est le sujet de cette Tempête sous un crâne: De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, etdont il cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait que l'angoisse.
Plus d'une fois il prendune décision et pourtant après un débat qui occupe plus de vingt pages, J.
Valjean retombe dans l'irrésolution :Ainsi se débattait sous l'angoisse cette malheureuse âme.
C.
Bien que parfois très longue, l'irrésolution de ces personnages n'est pas chez eux un état habituel; elle résulted'une situation exceptionnelle et une décision y met fin : le sens moral qui crée l'hésitation, la lucidité quiaccompagne la délibération, la volonté qui permet d'exécuter la décision, loin d'être méprisables, ne peuventqu'inspirer l'admiration.
Le cas est un peu différent chez l'anxieux ou le scrupuleux qui souffre chaque fois qu'il doitprendre une décision importante; peu fait pour être un homme d'action, il serait un juge tourmenté, maisconsciencieux.
Il peut être moralement une nature d'élite.
3.
L'irrésolu méprisable.Mais il est bien des cas où l'irrésolution est méprisable, lorsqu'elle est l'état habituel d'un être incapable de prendreune décision, soit par défaut de jugement, soit par manque de volonté ou pour d'autres faiblesses de caractère.A.
Un tel peut être dépassé par les événements, qu'il s'agisse de sa vie privée, de sa vie professionnelle ou de la viepublique : incapable de voir clairement un problème, manquant de la faculté d'analyse ou des informationsnécessaires, ou incapable de prévoir le déroulement des événements et les conséquences de ses actes, incapablede conclure rapidement.
Ce défaut de lucidité, de compétence, d'imagination et d'esprit de décision enlève beaucoup de valeur à un telhomme.B.
Plus encore qu'une faiblesse de jugement, l'irrésolution révèle souvent un manque de courage pour prendre unedécision et un manque de volonté pour la réaliser.
Tantôt c'est l'opportunisme, la crainte de se compromettre, lalâcheté qui caractérisent l'irrésolu et le poussent à fuir ses responsabilités; s'il n'a rien d'héroïque, le geste de Ponce.
»
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