La bruyère: CL 2 – La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme », Gnathon (1688-1696)
Publié le 30/12/2023
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CL 2 – La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme », Gnathon (1688-1696)
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient
point.
Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il
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oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son
propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il
voudrait pouvoir les savourer tous, tout à la fois.
Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les
viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés 3, s'ils
veulent manger, mangent ses restes.
Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes,
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capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la
barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la
nappe ; on le suit à trace.
Il mange haut4 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table
est pour lui un râtelier 5 ; il écure6 ses dents, et il continue à manger.
Il se fait, quelque part où il se
trouve, une manière d'établissement7, et ne souffre pas d'être plus pressé8 au sermon ou au théâtre que
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dans sa chambre.
Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute
autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse.
S'il fait un voyage avec plusieurs, il les
prévient9 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit.
Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service.
Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes10, équipages11.
Il embarrasse tout le monde, ne
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se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion 12 et
sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de
l'extinction du genre humain.
La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme »
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Sa propriété.
Viandes : synonymes de plats, ce mot désigne aussi tout autre type de nourriture.
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Les conviés : les autres personnes attablées.
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Manger bruyamment, en se faisant remarquer.
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Ensemble de barres contenant le fourrage du bétail.
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Se cure.
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Il fait comme s’il était chez lui.
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Serré dans la foule.
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Il les devance.
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Lui est propre : lui appartient ; hardes : vêtements.
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Tout ce qui est nécessaire pour voyager.
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Surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.
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CL 2 – La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme », Gnathon (1688-1696)
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Les moralistes sont des auteurs qui se questionnent sur le comportement et les valeurs de
l’homme en société.
Ils forment un petit courant au sein du classicisme, entre littérature et
philosophie, sans pour autant revendiquer le nom de moralistes.
Loin d’être des auteurs de traités
de morale, ils préfèrent les formes brèves et fragmentaires (par exemple un recueil de fables, de
portraits, de maximes) afin de mimer la souplesse de la conversation de salon, pour mieux plaire à
leur public essentiellement mondain.
Ils s’écartent d’une réflexion abstraite et explorent les
ressources de l’anecdote concrète ou comme ici du portrait.
Le portrait est donc l’occasion d’une
argumentation indirecte : en faisant le blâme d’un personnage, l’auteur fait aussi celui d’un vice.
La Bruyère publie Les Caractères ou les mœurs de ce siècle à la fin du XVIIe siècle (1688-1696).
Il
revendique le statut d’observateur des mœurs de son siècle lorsqu’il affirme dans sa préface : « Je
rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ».
Son œuvre
connaît un très grand succès (neuf rééditions du vivant de l’auteur) qui confirme l’engouement du
public à cette époque pour ce genre d’études morales.
Ce succès est celui d’une description
souvent pessimiste des comportements, qui souligne l’écart entre l’être et le paraître, mais
également celui d’une observation aiguë de l’individu en société, par laquelle le moraliste se fait
sociologue ou anthropologue.
L’auteur réalise cette entreprise notamment à travers une galerie de
portraits : il s’inspire en cela des écrits du philosophe grec Théophraste (372-287 av.
JC).
Celui de
Gnathon en fait partie et s’inscrit dans le chapitre « De l’homme ».
Dans ce texte, l’auteur imagine
des vices abstraits incarnés dans un homme et pousse le tableau jusqu’à la caricature, liant ainsi rire
et savoir puisque le texte s’efforce de plaire tout en instruisant.
Pbq : Nous nous demanderons alors en quoi ce portrait divertissant invite le lecteur à une réflexion
morale.
Lecture.
Plan : I.
Un homme ou une bête ? La peinture d’un vice déshumanisant (l.
1 à 12, de
« Gnathon ne vit que pour soi » à « il écure ses dents, et il continue à manger.
»)
II.
Un monstre d’égoïsme (l.
12 à 21, de « Il se fait, quelque part où il se trouve » à « l'extinction du
genre humain.
»)
I.
Un homme ou une bête ? La peinture d’un vice déshumanisant (de « Gnathon ne vit que pour
soi » à « il écure ses dents, et il continue à manger.
»)
La Bruyère réalise à la fois le portrait d’un personnage, Gnathon, et celui d’un vice qui lui
n’est nommé nulle part dans le texte, conférant ainsi plus de force à sa satire et invitant le lecteur à
participer à la construction du sens du texte.
Gnathon incarne ce vice : ce nom propre emprunte la
racine grecque gnathos, la mâchoire.
L’onomastique confère ainsi une portée universelle au
personnage (il incarne un vice plus qu’un individu) et indique également que la gloutonnerie fait
partie de l’identité du persg.
Cette voracité bestiale est ainsi le premier symptôme du vice que
dépeint le moraliste.
Le texte débute en effet par le portrait en actes du personnage en plein repas.
A.
Un seul être au monde : soi-même (du début jusqu’à « les savourer tous, tout à la fois.
»)
« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient
point.
» : on peu d’abord remarquer que tout le texte est rédigé au présent.
Ce temps permet
d’actualiser le portrait et de donner à voir le personnage (= valeur narrative ou descriptive du
présent dans les verbes « occupe », « dégouttent », « enlève »).
Ce temps accentue également la
portée universelle de Gnathon, car le présent peut aussi avoir une valeur de vérité générale (en
particulier dans cette première phrase : « vit… sont »).
La présence de la négation restrictive
(« Gnathon ne vit que pour soi ») annonce l’égoïsme ou l’amour propre excessif du persg, que
confirme le retour de la négation à la fin de la phrase dans la subordonnée de comparaison « comme
s'ils n'étaient point.
» On remarquera que la négation est récurrente au sein du texte: le propre de
Gnathon est effectivement de nier l’autre, tant son égoïsme est fort.
Dès le début du texte,
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l’opposition ou la distance entre Gnathon et les autres est donc nettement marquée.
On
remarquera ainsi que les termes qui désignent les autres, soit des pronoms au pluriel (« ils »), soit des
noms génériques (« tous les hommes ensemble », « la compagnie », « le genre humain »), laissent
autrui dans l’indistinction, comme si l’on voyait le monde à travers les yeux de Gnathon : les
autres ne constituent qu’une masse informe, indéterminée, constituée d’hommes sans identité ni
individualité.
« Non content de remplir (…) les savourer tous, tout à la fois.
» : longue phrase composée d’une
succession de propositions en asyndète.
Globalement, le texte se caractérise par la parataxe (peu ou
pas de connecteurs reliant les phrases entre elles) : cette caractéristique stylistique permet à la satire
d’être plus incisive, mais ce style correspond également à une écriture épurée et simple (cf.
classicisme), alors qu’il s’agit justement de faire le portrait d’un être défini par l’excès.
L’anaphore
du pronom « il » : Gnathon est omniprésent, tant dans le texte que dans l’espace social.
La
présence de la troisième personne du singulier est appuyée par le verbe pronominal réfléchi « se
rend » et le déterminant « son propre ».
« il ne s’attache à aucun des mets (…) tous » : l’antithèse
« aucun/tous » traduit son caractère insatiable (cette impossibilité d’être repu ou satisfait peut
également se lire dans le connecteur « Non content....
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