LA BRUYÈRE: Arrias, l'homme universel (commentaire)
Publié le 04/07/2011
Extrait du document
« Arrias a tout lu, tout vu ; il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour tel ; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table d'un grand, d'une cour du Nord ; il prend la parole et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent : il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies : Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : « Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé et qui ne m'a caché aucune circonstance.. « Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsqu'un des conviés lui dit: « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade«.
MATIÈRE. — 1° Donnez sur ce texte les explications qui vous paraîtront de nature à en faire mieux comprendre le sens. 2° Analysez le caractère d'Arrias. 3° Dégagez les éléments de la petite comédie à laquelle l'auteur nous fait assister.
Dès la première lecture, vous vous apercevrez que ce n'est pas là un des portraits les plus curieux, les plus réalistes, les plus colorés. Il ne semble pas que vous puissiez trouver beaucoup de remarques à faire sur le sens des mots, sur l'originalité des tours ; est-ce à dire que vous deviez sacrifier les remarques de style? Ce serait un véritable contre-sens quand il s'agit d'une explication de La Bruyère, qui est un écrivain auquel tant de gens reprochent d'avoir été trop artiste. Vous aurez donc à examiner comment ce style, qui cette fois a une apparence de simplicité, de facilité, d'aisance, cache des qualités qui n'échappent pas à une étude attentive. Il y a bien de l'esprit, et du meilleur; d'où vient-il ? Il y a bien du piquant, de la malice : où faut-il les chercher? Sans doute, dans une façon ironique d'employer, de placer tous ces mots dont nous nous servons chaque jour, mais que La Bruyère, ce moqueur fin et délicat, fait concourir adroitement à son dessein général qui est de rendre la mésaventure d'Arrias amusante.
«
pendable », mais Arrias nous choquerait et nous serions très heureux de sa mésaventure.
Il y a donc ici une part devérité particulière au 17e siècle, et qui nous échappe peut-être un peu, mais il y a surtout une vérité générale quifait que le portrait n'a pas vieilli, et qu'il ne vieillira jamais dans un pays qui a régné sur le monde par ses « causeurs» au moins autant que par ses auteurs.
II
Le défaut que La Bruyère veut critiquer se présente tout naturellement à son esprit, sous une forme concrète.
Ils'incarne dans un personnage.
Où a-t-il rencontré Arrias? Un peu partout lorsqu'il observait, à l'écart, ceux quivoulaient briller dans la conversation ; lorsqu'il gravait leurs traits, leurs gestes, leurs tons de voix, dans sa mémoire; lorsqu'il notait, à travers leur physionomie, les mouvements de l'âme.
Il lui suffira, à présent, de quelques traitspour dessiner la silhouette morale de ce « type » : l'homme universel.
Quelle belle assurance dans ses qualités decauseur ! Quelle belle confiance dans la crédulité des autres ! Quel désir d'occuper la première place ! Tout, jusqu'aumensonge, lui est bon, plutôt que de garder le silence ou d'avoir l'air de ne pas savoir.
De cette prétention, de cettevanité, il faut qu'Arrias soit puni.Après la création du caractère, la mise en action.
La comédie va commencer.
Auparavant, un mot du décor.
LaBruyère nous présente ses personnages là où leur défaut apparaîtra le mieux : Arfure à l'église, Irène chez sonmédecin, l'amateur de tulipes dans son jardin, Titius chez son notaire.
Les scènes de repas sont assez nombreuses :Gnathon, Théodecte nous sont montrés à table ; Arrias aussi.
Mais d'abord il est chez un grand; Arrias n'est ni unhâbleur grossier ni un lourd vantard.
Il est homme du monde.
Nous le verrons.
Puis, nous n'avons pas d'autres détailssur le décor.
Pourquoi? Sinon parce que La Bruyère, qui nous prend pour collaborateurs, compte bien que noussaurons reconstituer nous-mêmes toute la partie matérielle de la comédie; il suggère, il ne décrit pas; et encoreparce qu'Arrias tient toute la scène, il envahit tout, lui seul est au premier plan.
Enfin, ce qui est plus important pourl'action que tout autre détail, le rideau se lève au moment où l'on parle d'une cour du Nord.
Cela est bien loin, au17e siècle.
Qui donc aurait pu y aller des gens de l'assistance? Seul, l'ambassadeur de France à cette cour risquaitle voyage.
Allons, voilà une occasion excellente pour Arrias de parler sans être contredit et vite l'action s'engage.Arrias est parti ; écoutons-le.Nous y sommes bien forcés d'ailleurs, car il nous couperait la parole.
Il a tant à nous apprendre! D'abord, il nousapporte des renseignements géographiques ; mais ce n'est pas cela qui est, selon lui, le plus intéressant ! Il estFrançais, et galant : il parle de sujets moins graves, des mœurs, sans doute scandaleuses, de la cour, des femmes,et au besoin, mais en second lieu, des institutions ; comment traiter, avec une légèreté spirituelle, des questions dece genre sans conter de nombreuses anecdotes, dont le narrateur est le premier à rire bruyamment ? Car, s'il est du17e siècle, Arrias est bien un Français de tous les siècles.
Il trouve «plaisant » tout ce qui n'est pas de Paris :étranger, étrange, ces deux mots sont longtemps restés synonymes.
Même quand ils ont cessé de l'être, nosélégants ont-ils cessé de faire une moue très moqueuse ou de manifester un étonnement comique devant unélégant de la Perse ou du Japon ?Temps d'arrêt.
Le rire d'Arrias se prolonge.
Le premier acte est fini.
Arrias jouit de son succès.
Vous le voyezpromener ses regards satisfaits, autour de la table silencieuse.
Qui donc oserait apporter une objection ? « Je suisce téméraire, ou plutôt ce vaillant », pense un convive.
Et, comme il est non moins distingué qu'Arrias, il n'accusepas ce dernier de mensonge, il se contente de prouver clairement que la vérité ne trouve pas son compte à ceshistoires.
La confiance d'Arrias n'est pas diminuée.
Elle augmente.
Il s'échauffe, mais sans manquer à la courtoisie.
Apeine peut-on deviner l'envie d'être impertinent ; la politesse a des exigences auxquelles Arrias se soumet.
Enrevanche, son assurance s'étale complaisamment.
Un seul homme, avons-nous dit, pouvait connaître à fond cetterégion éloignée, l'ambassadeur, Sethon, et c'est précisément lui qui est rentré à Paris dernièrement, lui dont Arriasest l'ami intime et qui, dans de longues conversations, a tout appris au brillant causeur.
Cette fois, le triomphed'Arrias est complet.
L'interrupteur se tait.
Il est battu.
Le second acte est fini.
Arrias est à son apogée.Le troisième acte commence.
Plus d'obstacle à présent, Arrias a plus d'assurance qu'il n'en a jamais eu et plus devanité ; va-t-il longtemps encore continuer ses propos menteurs? La curiosité, tenue en haleine est excitée au plushaut point.
Mais quel est cet autre convive qui, sortant de son silence, va braver à son tour le sort du premierinterrupteur? il est plus discret encore, plus réservé que celui-ci.
Il ne démontre rien, il n'objecte rien.
Il nomme toutsimplement l'interrupteur dont Arrias vient de triompher avec tant de fougue.
Il dit qui il est, et d'où il vient.
C'estSethon, et il est de retour de son ambassade.
Coup de théâtre.
La toile tombe.
Jouissons à notre aise, parl'imagination, de la confusion d'Arrias, de la satisfaction des convives ; tâchons de distinguer, derrière la toile, lesrires étouffés, ou de deviner les sourires railleurs.
La Bruyère vous en laisse le loisir.
Pour lui, les comédies les plusvivantes sont les plus rapides, et les meilleurs dénouements les plus courts.
,11 compte bien, du reste, que nous reviendrons sur ce portrait, que nous le relirons à loisir.
Nous retournerons à lacomédie.
Nous savons, à présent, comment elle est construite : elle est faite comme le Protagoras de Platon, ou lesGrenouilles d'Aristophane.
La gloire des dupeurs suit une marche ascendante, et, sous nos yeux, nous la voyonsparvenir à son faîte ; puis c'est la décadence qui se poursuit jusqu'à la chute finale.
Mais, dans le drame enraccourci que nous présente La Bruyère, la chute est brusque, l'accident définitif et imprévu fait soudainementtomber l'action.
Ce n'est pas une décadence, c'est un effondrement.
Et cependant, quand on revoit jouer la pièce,comme cet effondrement est préparé avec art, avec habileté, tant il est rendu vraisemblable par tout ce qui leprécède! Et même dès la première lecture, pour qui a l'habitude de lire La Bruyère, on s'attend à ce qui doit arriver.Va, se dit-on, en écoutant Arrias, va toujours ; ton tour viendra ; il approche ; il est venu.
La Bruyère seul nousprocure des joies de ce genre.
Etudions, par les détails du style comment il a su nous les procurer..
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