JULIE OU LA NOUVELLE HÉLOISE LETTRES DE DEUX AMANTS, HABITANTS D'UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES. RECUEILLIES OU PUBLIEES PAR JEAN-JACQUES ROUSSEAU. PREMIÈRE PARTIE (analyse)
Publié le 30/04/2011
Extrait du document
Quand il commença à écrire les lettres de Julie et de Saint-Preux, Rousseau ne songeait, nous dit-il, qu'à lui-même. Il ne voulait pas les publier. Mais lorsqu'il eut décidé de les imprimer il choisit fort habilement le titre qui pouvait piquer la curiosité du public. Depuis la fin du XVIIIe siècle on lisait les lettres d'Héloïse et Abélard avec curiosité, puis avec passion. On en avait publié, en soixante ans, quelque cinquante traductions ou adaptations. Les romans par lettres étaient à la mode. On s'était engoué des Lettres d'une religieuse portugaise (1669), qui sont des lettres authentiques, mais qu'on tenait pour un roman, et des Lettres anglaises ou histoire de Miss Clarisse Harlowe de Richardson. Trois ou quatre douzaines de romanciers s'étaient déjà donnés comme les éditeurs de lettres ou mémoires recueillis par eux. Seules la « petite ville « et « les Alpes « étaient un décor inconnu des romanciers et c'est Rousseau qui allait les mettre à la mode.
L'AVEU DE SAINT-PREUX.
Le début du roman nous jette en pleine crise. Un jeune homme est entré dans une famille pour «orner de quelques fleurs « le « beau naturel « de la fille de la maison. Mais la jeune fille est charmante. Il s'est épris d'elle. Comme nous ne sommes pas au siècle où les précepteurs épousaient les demoiselles, il devrait partir. Mais il fait comme Rousseau avait fait en pareil cas avec Mlle Serre ; il veut bien s'en aller mais après avoir écrit qu'il aime, et que cet amour — sans espoir mais invincible — fait ses délices et son tourment. Comme « Mademoiselle « ne répond pas, ni par lettre, ni de vive voix, comme elle ne témoigne au précepteur que de la froideur, une deuxième, puis une troisième lettre multiplient les lamentations. Le précepteur s'en ira, en emportant l'espoir qu'il n'est pas indifférent à son élève. Un court billet de Julie lui assure, dédaigneusement, qu'il n'est pas un homme qu'on puisse craindre d'aimer. « Je me tuerai donc, écrit Saint-Preux. Demain, vous serez contente, et quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir. «
«
capables d'élever des êtres au-dessus d'eux-mêmes, l'amour de Saint- Preux, et même celui de Julie n'est qu'unepassion à la mesure humaine, qui exige d'autant plus qu'on lui accorde davantage.
Il suffit d'abord à la « félicité » deSaint-Preux d'un aveu ; il lui faudra bientôt autre chose et toujours plus, jusqu'à la possession.
La première moitiéde la première partie est l'étude de ce glissement irrésistible vers le précipice qui épouvantait Julie.
Etude vraie,vivante, souvent même pathétique.
Car Jean- Jacques parlait de ce qu'il connaissait.
Il n'était pas un « pur esprit »,ni encore moins un libertin blasé.
Il était toute ardeur et même toute frénésie.
Il n'avait jamais aimé, même s'il avaitcommencé par rêver bergerades et communion des âmes, sans tomber dans les « désordres de la machine ».
Il s'enest souvenu pour écrire ; et ces souvenirs seront émouvants.Mais il y a aussi, dans cette première partie de l'Héloïse et ailleurs, une autre psychologie qui ne laisse pas parfoisd'être livresque et encombrante.
Le sentiment était à la mode, bien avant la Nouvelle Héloïse et même ClarisseHarlowe.
Il était le sujet de centaines de romans, de presque tous les romans.
Saint-Preux, quand il parlera de Paris,du monde et des salons, dira qu'on ne s'y entretient que du sentiment.
Mais c'est le sentiment mis en « maximesquintessenciées ».
Il s'agit d'inventer des problèmes de psychologie amoureuse qui soient piquants et dont lasolution soit ingénieuse.
Ces finesses emplissent les romans de Marivaux et ceux de Mme de Tencin, comme l'amour-plaisir est le thème des élégantes obscénités de Crébillon fils ou la Morlière.
Il n'y a rien de Crébillon chez Jean-Jacques Rousseau, et c'est son honneur.
Mais il s'est piqué de plaire parfois comme un Marivaux ou une Mme deTencin et aux mêmes lectrices.
Il a voulu prouver qu'il connaissait les sentiers du cœur comme ses abîmes et sesvertiges.Julie écrit à sa cousine Claire, qu'elle chérit comme une sœur et qui l'a quittée momentanément.
Elle la presse derevenir, d'assister à nouveau avec elle aux leçons d'un précepteur qui est « vertueux » mais qui « n'en est que plusà craindre ».
Claire devine.
Elle devine en tremblant, car elle sait que le baron d'Etange ne consentira jamais àdonner sa fille, « son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune ».
Excellente occasion pour disserter surl'amour et l'éducation des filles :Je t'entends, et tu me fais trembler, non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines.
Ta crainte modèrela mienne sur le présent, mais l'avenir m'épouvante ; et, si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs.Hélas ! combien de fois la pauvre Chaillot m'a-t-elle prédit que le premier soupir de ton cœur ferait le destin de tavie ! ah ! cousine, si jeune encore, faut-il voir déjà ton sort s'accomplir ! Qu'elle va nous manquer, cette femmehabile que tu nous crois avantageux de perdre ! il l'eût été peut-être de tomber d'abord en de plus sûres mains ;mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pournous gouverner nous-mêmes : elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait exposées.
Ellenous a beaucoup appris ; et nous avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge.
La vive et tendre amitiéqui nous unit presque dès le berceau nous a, pour ainsi dire, éclairé le cœur de bonne heure sur toutes les passions: nous connaissons assez bien leurs signes et leurs effets ; il n'y a que l'art de les réprimer qui nous manque.
Dieuveuille que ton jeune philosophe connaisse mieux que nous cet art-là !
LES PREMIERS TROUBLES.
Mais la passion est bien vite plus forte que les dissertations et même que la volonté, du moins chez Saint-Preux.Julie s'est aperçue, ou elle a cru apercevoir, que si « son cœur trop tendre a besoin d'amour », du moins « ses sensn'ont aucun besoin d'amant ».
Saint-Preux s'irrite de la voir si tranquille alors qu'il lui faut tant d'énergie pour êtresage.
Il l'est, il doit l'être, il le sera, mais avec trouble et misère ; il est courageux devant les réalités, lâche devantces imaginations, comme Rousseau l'avait été bien souvent, et il resta voué comme Rousseau le sera toujours, aux«langueurs » et à « l'inquiétude ».Que d'inexplicables contradictions dans les sentiments que vous m'inspirez! Je suis à la fois soumis et téméraire,impétueux et retenu ; je ne saurais lever les yeux sur vous sans éprouver des combats en moi-même.
Vos regards,votre voix, portent au cœur, avec l'amour, l'attrait touchant de l'innocence; c'est un charme divin qu'on auraitregret d'effacer.
Si j'ose former des vœux extrêmes, ce n'est plus qu'en votre absence ; mes désirs, n'osant allerjusqu'à vous, s'adressent à votre image, et c'est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vousporter.Cependant je languis et me consume ; le feu coule dans mes veines ; rien ne saurait l'éteindre ni le calmer, et jel'irrite en voulant le contraindre.
Je dois être heureux, je le suis, j'en conviens ; je ne me plains point de mon sort ;tel qu'il est je n'en changerais pas avec les rois de la terre.
Cependant un mal réel me tourmente, je cherchevainement à le fuir ; je ne voudrais point mourir, et toutefois je me meurs ; je voudrais vivre pour vous, et c'estvous qui m'ôtez la vie.Cependant Julie le sermonne.
Sans doute elle ne peut espérer l'épouser ; elle ne sera jamais à lui.
Peu importe, dumoins pour l'instant, puisqu'ils s'aiment : « en dépit de la fortune, des parents et de nous-mêmes, nos destinéessont à jamais unies et nous ne pouvons plus être heureux ou malheureux qu'ensemble ».
Saint-Preux semble faireson profit des sermons.
Il sermonne à son tour ou il disserte.
Il se souvient, qu'il a été précepteur en la personne deRousseau et qu'il va composer l'Emile.
Puisqu'il n'a le droit d'aimer Julie que d'une chaste tendresse et qu'il peut àpeine lui parler d'amour, il l'entretiendra du moins de ses lectures, de la littérature, du goût et du beau.
Longuement,méthodiquement, beaucoup trop longuement pour notre goût contemporain, il expose son« système » qui est de «tirer peu de beaucoup de choses et de faire un petit recueil d'une grande bibliothèque ».
Ce système a l'assentimentde Julie.
Malheureusement elle le médite non pas dans le silence du cabinet mais dans ses bocages qui sont une «retraite délicieuse », un cadre déjà romantique plus fait pour la poésie, l'amour, la passion, que pour la sagesse oumême le sang-froid.
Ce sont eux sans doute qui lui inspirent une « petite surprise » qui sera la crise inévitable deleur destinée..
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