Devoir de Philosophie

Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut, Édition d'art Piazza.

Publié le 19/03/2015

Extrait du document

Le breuvage d'amour

Iseut posa son bras sur l'épaule de Tristan; des larmes éteignirent le rayon de ses

yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta :

«Amie, qu'est-ce donc qui vous tourmente?«

« L'amour de vous. «

Alors il posa ses lèvres sur les siennes.

Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d'amour, Brangien,

qui les épiait, poussa un cri, et, les bras tendus, la face trempée de larmes, se

jeta à leurs pieds :

« Malheureux ! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la

voie est sans retour, déjà la force de !'amour vous entraîne et jamais plus vous

n'aurez de joie sans douleur. C'est le vin herbé qui vous possède, le breuvage

d'amour que votre mère, Iseut, m'avait confié. Seul, le roi Marc devait le boire

avec vous; mais l'ennemi s'est joué de nous trois, et c'est vous qui avez vidé le

hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en châtiment de la mâle garde que j'ai faite, je vous

abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous

avez bu !'amour et la mort ! «

Les amants s'étreignirent; dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie.

Tristan dit :

« Vienne donc la mort ! «

Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi

Marc, liés à jamais, ils s'abandonnèrent à l'amour.

Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseut,

Édition d'art Piazza.

Vivant séparés comme les deux moitiés de l'androgyne, Tristan et Iseut, Iseut et Tristan, n'ont de cesse qu'ils ne s'unissent à nouveau. Morts, ils donnent naissance au rosier et à la vigne aussitôt entrelacés, au chèvrefeuille et à la ronce dont les volutes se mélangent, comme naguère les courbes de leurs corps abandonnées aux joies tragiques de l'amour. Le vin herbé, même substance nourricière absorbée par deux êtres différents, a fait advenir en eux le désir de fusion intime et tendre, par-delà les vertiges et les fragilités de la vie, dans une communauté physique et métaphysique. Ainsi, d'une même coupe, se conçoit un type d'union qui surmonte et transcende la différence des êtres sans la supprimer. L'amour ne dissout pas les identités, même dans la figure fusionnelle qu'incarnent Iseut et Tristan. Thomas Mann : «Le Toi et le Moi, le Tien et le Mien, réunis pour toujours dans un bonheur sublime.«

 

Un autre couple légendaire, celui d'Orphée et Eurydice, illustre la passion mortelle, qui cette fois-ci sépare dès lors qu'elle ne respecte pas l'ordre des choses et la patience qu'il appelle. Orphée pleurant son Eurydice perdue avait ému les dieux, et pu descendre aux enfers, pour la ramener. Réunion symbolique, imaginée à la frontière de la mort et de la vie, à la condition que celles-ci ne se mélangent pas, et que les yeux des vivants n'osent pas regarder les morts en face. Pour la retrouver vraiment, Orphée doit laisser Eurydice dans l'ombre jusqu'à sa renaissance, au grand jour des vivants. Mais son impatience le conduit à se retourner vers elle avant la sortie du Royaume des Morts, et à la perdre à tout jamais. Son amour même n'a su garder la mesure fixée : ses yeux de chair ne pou­vaient voir le fantôme sans le dissiper aussitôt, au moment précis où il allait reprendre vie. L'amour sans patience a dérivé en folie oublieuse de la chance offerte.

« 128 Les sorti!,èges des passions vies et les regards, les battements et les souffles, les éveils et les extases.

L'univers témoigne à tout moment d'un engagement qui transcende toute chose, qui traverse les sens et les espoirs, lien secret de deux êtres par-delà les jours et les lieux, par-delà les temps multipliés.

De la vie nul ne pourra être soustrait que l'autre ne le rejoigne.

Le breuvage désaltère et comble le manque.

Mais il ne le fait qu'en suscitant ce manque indéfini du désir de l'autre, assoiffé sans cesse et sans cesse renaissant de ce qui l'étanche un moment.

« Boire la coupe jusqu'à la lie.

» La version tragique du sortilège originaire dit la souffrance obsédante et inlassable, celle qui ravine la vie et lui fait toucher le fond.

Ainsi des hommes que leurs amours fous vouent au cycle des plus grandes douleurs et des plus vives jouissances, que leurs pas­ sions conduisent bientôt à la mort.

Comme si l'expérience de l'absolu anticipait déjà la fin ultime de la vie où toute chose se découvre relative, où se font et se défont les liens précaires des consciences.

Marie de France conte la folle aventure des inséparables.

Belle amie, ainsi de nous.

Ni vous sans moi, ni moi sans vous (Le Lai du chèvrefeuilf.e).

«À la vie, à la mort.

»L'allégresse liée à la présence de l'être aimé prend d'abord place dans la multitude des émotions et des affections.

Polyphonie de la vie, elle esquisse l'équilibre des joies comme des sollicitations de la conscience.

Mais la pas­ sion tend à rompre l'équilibre, et se fait exclusive.

Elle investit et capte la personne entière.

Elle absorbe tout, et fait du manque de l'autre une obsession sans fin.

«C'est Vénus tout entière à sa proie attachée » (Racine).

Descartes a exprimé quelque chose de cette incomplétude ressentie : « avec la différence de sexe, que la nature a mise dans les hommes ainsi que dans les animaux sans raison, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau, qui font qu'à un certain âge et en un certain temps, on se considère comme défectueux et comme si on n'était que la moitié d'un tout dont une personne de l'autre sexe doit être l'autre moitié: en sorte que l'acquisition de cette moitié est confusément repré­ sentée par la nature comme le plus grand de tous les biens imaginables » (Les Passions de l'âme, 90).

Et Descartes ajoute. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles