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Jean-Luc Lagarce Juste la fin du monde LES SOLITAIRES INTEMPESTIFS © 1999 Les Solitaires Intempestifs, Éditions 1 rue Gay-Lussac – Besançon www.

Publié le 26/06/2021

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Jean-Luc Lagarce Juste la fin du monde LES SOLITAIRES INTEMPESTIFS © 1999 Les Solitaires Intempestifs, Éditions 1 rue Gay-Lussac – Besançon www. solitiresintempestifs. com 1ère édition : 1999 ouvrage publié avec l’aide du centre National du Livre 2ème tirage (revu et corrigé) : 2007 Scriptorium. w. ISBN 978-2-912464-49-1 Cette pièce a été écrite dans le cadre d’une bourse Léonard de Vinci à Berlin en 1990. Elle a été créée en octobre 1999 au Théâtre Vidy-Lausanne, dans une mise en scène de Joël Jouanneau. LOUIS, 34 ans SUZANNE, sa sœur, 23 ans ANTOINE, leur frère, 32 ans CATHERINE, femme d’Antoine, 32 ans LA MÈRE, mère de Louis, Antoine et Suzanne, 61 ans Cela se passe dans la maison de la Mère et de Suzanne, un dimanche, évidemment, ou bien encore durant près d’une année entière. PROLOGUE LOUIS. — Plus tard, l’année d’après – j’allais mourir à mon tour – j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai, l’année d’après, de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir, de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini, l’année d’après, comme on ose bouger parfois, à peine, devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt, l’année d’après, malgré tout, la peur, prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre, malgré tout, l’année d’après, je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage, pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision – ce que je crois – lentement, calmement, d’une manière posée – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ?, pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable, l’annoncer moi-même, en être l’unique messager, et paraître – peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me souvenir – et paraître pouvoir là encore décider, me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis), me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moimême et d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître. PREMIÈRE PARTIE Scène 1 SUZANNE — C’est Catherine. Elle est Catherine. Catherine, c’est Louis. Voilà Louis. Catherine. ANTOINE. — Suzanne, s’il te plaît, tu le laisses avancer, laisse-le avancer. CATHERINE. — Elle est contente. ANTOINE. — On dirait un épagneul. LA MÈRE. — Ne me dis pas ça, ce que je viens d’entendre, c’est vrai, j’oubliais, ne me dites pas ça, ils ne se connaissent pas. Louis, tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous connaissez pas, jamais rencontrés, jamais ? ANTOINE. — Comment veux-tu ? Tu sais très bien. LOUIS. — Je suis très content. CATHERINE. — Oui, moi aussi, bien sûr, moi aussi. Catherine. SUZANNE — Tu lui serres la main ? LOUIS. — Louis. Suzanne l’a dit, elle vient de le dire. SUZANNE — Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? Ils ne vont pas se serrer la main, on dirait des étrangers. Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi, tu ne changes pas, il ne change pas, comme ça que je l’imagine, il ne change pas, Louis, et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans problème, elle est la même, vous allez vous trouver. Ne lui serre pas la main, embrasse-la. Catherine. ANTOINE. — Suzanne, ils se voient pour la première fois ! LOUIS. — Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très heureux, vous permettez ? SUZANNE — Tu vois ce que je disais, il faut leur dire. LA MÈRE. — En même temps, qui est-ce qui m’a mis une idée pareille en tête, dans la tête ? Je le savais. Mais je suis ainsi, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils ne se connaissent, que vous ne vous connaissiez pas, que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fils cela, je ne l’aurais pas imaginé, cru pensable. Vous vivez d’une drôle de manière. CATHERINE. — Lorsque nous nous sommes mariés, il n’est pas venu et depuis, le reste du temps, les occasions ne se sont pas trouvées. ANTOINE. — Elle sait ça parfaitement. LA MÈRE. — Oui, ne m’expliquez pas, c’est bête, je ne sais pas pourquoi je demandais cela, je le sais aussi bien mais j’oubliais, j’avais oublié toutes ces autres années, je ne me souvenais pas à ce point, c’est ce que je voulais dire. SUZANNE — Il est venu en taxi. J’étais derrière la maison et j’entends une voiture, j’ai pensé que tu avais acheté une voiture, on ne peut pas savoir, ce serait logique. Je t’attendais et le bruit de la voiture, du taxi, immédiatement, j’ai su que tu arrivais, je suis allée voir, c’était un taxi, tu es venu en taxi depuis la gare, je l’avais dit, ce n’est pas bien, j’aurais pu aller te chercher, j’ai une automobile personnelle, aujourd’hui tu me téléphones et je serais immédiatement partie à ta rencontre, tu n’avais qu’à prévenir et m’attendre dans un café. J’avais dit que tu ferais ça, je leur ai dit, que tu prendrais un taxi, mais ils ont tous pensé que tu savais ce que tu avais à faire. LA MÈRE. — Tu as fait un bon voyage ? Je ne t’ai pas demandé. LOUIS. — Je vais bien. Je n’ai pas de voiture, non. Toi, comment est-ce que tu vas ? ANTOINE. — Je vais bien. Toi, comment est-ce que tu vas ? LOUIS. — Je vais bien. Il ne faut rien exagérer, ce n’est pas un grand voyage. SUZANNE — Tu vois, Catherine, ce que je disais, c’est Louis, il n’embrasse jamais personne, toujours été comme ça. Son propre frère, il ne l’embrasse pas. ANTOINE. — Suzanne, fous-nous la paix ! SUZANNE — Qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne t’ai rien dit, je ne lui dis rien à celui-là, je te parle ? Maman ! Scène 2 CATHERINE. — Ils sont chez leur autre grand-mère, nous ne pouvions pas savoir que vous viendriez, et les lui retirer à la dernière seconde, elle n’aurait pas admis. Ils auraient été très heureux de vous voir, cela, on n’en doute pas une seconde – non ? –, et moi aussi, Antoine également, nous aurions été heureux, évidemment, qu’ils vous connaissent enfin. Ils ne vous imaginent pas. La plus grande a huit ans. On dit, mais je ne me rends pas compte, je ne suis pas la mieux placée, tout le monde dit ça, on dit, et ces choses-là ne me paraissent jamais très logiques – juste un peu, comment dire ? pour amuser, non ? –, je ne sais pas, on dit et je ne vais pas les contredire, qu’elle ressemble à Antoine, on dit qu’elle est exactement son portrait, en fille, la même personne. On dit toujours des choses comme ça, de tous les enfants on le dit, je ne sais pas, pourquoi non ? LA MÈRE. — Le même caractère, le même sale mauvais caractère, ils sont les deux mêmes, pareils et obstinés. Comme il est là aujourd’hui, elle sera plus tard. CATHERINE. — Vous nous aviez envoyé un mot, vous m’avez envoyé un mot, un petit mot, et des fleurs, je me souviens. C’était, ce fut, c’était une attention très gentille et j’en ai été touchée, mais en effet, vous ne l’avez jamais vue. Ce n’est pas aujourd’hui, tant pis, non, ce ne sera pas aujourd’hui que cela changera. Je lui raconterai. Nous vous avions, avons, envoyé une photographie d’elle – elle est toute petite, toute menue, c’est un bébé, ces idioties ! – et sur la photographie, elle ne ressemble pas à Antoine, pas du tout, elle ne ressemble à personne, quand on est si petit on ne ressemble à rien, je ne sais pas si vous l’avez reçue. Aujourd’hui, elle est très différente, une fille, et vous ne pourriez la reconnaître, elle a grandi et elle a des cheveux. C’est dommage. ANTOINE. — Laisse ça, tu l’ennuies. LOUIS. — Pas du tout, pourquoi est-ce que tu dis ça, ne me dis pas ça. CATHERINE. — Je vous ennuie, j’ennuie tout le monde avec ça, les enfants, on croit être intéressante. LOUIS. — Je ne sais pas pourquoi il a dit ça, je n’ai pas compris, pourquoi est-ce que tu as dit ça ? c’est méchant, pas méchant, non, c’est déplaisant. Cela ne m’ennuie pas du tout, tout ça, mes filleuls, neveux, mes neveux, ce ne sont pas mes filleuls, mes neveux, nièces, ma nièce, ça m’intéresse. Il y a aussi un petit garçon, il s’appelle comme moi. Louis ? CATHERINE. — Oui, je vous demande pardon. LOUIS. — Cela me fait plaisir, je suis touché, j’ai été touché. CATHERINE. — Il y a un petit garçon, oui. Le petit garçon a, il a maintenant six ans. Six ans ? Je ne sais pas, quoi d’autre ? Ils ont deux années de différence, deux années les séparent. Qu’est-ce que je pourrais ajouter ? ANTOINE. — Je n’ai rien dit, ne me regarde pas comme ça ! Tu vois comme elle me regarde ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Ce n’est pas ce que j’ai dit qui doit, qui devrait, ce n’est pas ce que j’ai dit qui doit t’empêcher, je n’ai rien dit qui puisse te troubler, elle est troublée, elle te connaît à peine et elle est troublée, Catherine est comme ça. Je n’ai rien dit. Il t’écoute, cela t’intéresse ? Il t’écoute, il vient de le dire, cela l’intéresse, nos enfants, tes enfants, mes enfants, cela lui plaît, cela te plaît ? Il est passionné, c’est un homme passionné par cette description de notre progéniture, il aime ce sujet de conversation, je ne sais pas pourquoi, ce qui m’a pris, rien sur son visage ne manifestait le sentiment de l’ennui, j’ai dit ça, ce devait être sans y penser. CATHERINE. — Oui, non, je ne pensais pas à ça. LOUIS. — C’est pénible, ce n’est pas bien. Je suis mal à l’aise, excuse-moi, excusez-moi, je ne t’en veux pas, mais tu m’as mis mal à l’aise et là, maintenant, je suis mal à l’aise. ANTOINE. — Cela va être de ma faute. Une si bonne journée. LA MÈRE. — Elle parlait de Louis, Catherine, tu parlais de Louis, le gamin. Laisse-le, tu sais comment il est. CATHERINE. — Oui. Pardon. Ce que je disais, il s’appelle comme vous, mais, à vrai dire… ANTOINE. — Je m’excuse. Ça va, là, je m’excuse, je n’ai rien dit, on dit que je n’ai rien dit, mais tu ne me regardes pas comme ça, tu ne continues pas à me regarder ainsi, franchement, franchement, qu’est-ce que j’ai dit ? CATHERINE. — J’ai entendu. Je t’ai entendu. Ce que je dis, il porte avant tout, c’est plutôt là l’origine – je raconte – il porte avant tout le prénom de votre père et fatalement, par déduction… ANTOINE. — Les rois de France. CATHERINE. — Écoute, Antoine, écoute-moi, je ne dis rien, cela m’est égal, tu racontes à ma place ! ANTOINE. — Je n’ai rien dit, je plaisantais, on ne peut pas plaisanter, un jour comme aujourd’hui, si on ne peut pas plaisanter… LA MÈRE. — Il plaisante, c’est une plaisanterie qu’il a déjà faite. ANTOINE. — Explique. CATHERINE. — Il porte le prénom de votre père, je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c’est bien, cela faisait plaisir à Antoine, c’est une idée auquel, à laquelle, une idée à laquelle il tenait, et moi, je ne saurais rien y trouver à redire – je ne déteste pas ce prénom. Dans ma famille, il y a le même genre de traditions, c’est peut-être moins suivi, je ne me rends pas compte, je n’ai qu’un frère, fatalement, et il n’est pas l’aîné, alors, le prénom des parents ou du père du père de l’enfant mâle, le premier garçon, toutes ces histoires. Et puis, et puisque vous n’aviez pas d’enfant, puisque vous n’avez pas d’enfant, – parce qu’il aurait été logique, nous le savons… – ce que je voulais dire : mais puisque vous n’avez pas d’enfant et Antoine dit ça, tu dis ça, tu as dit ça, Antoine dit que vous n’en aurez pas – ce n’est pas décider de votre vie mais je crois qu’il n’a pas tort. Après un certain âge, sauf exception, on abandonne, on renonce – puisque vous n’avez pas de fils, c’est surtout cela, puisque vous n’aurez pas de fils, il était logique (logique, ce n’est pas un joli mot pour une chose à l’ordinaire heureuse et solennelle, le baptême des enfants, bon) il était logique, on me comprend, cela pourrait paraître juste des traditions, de l’histoire ancienne mais c’est aussi ainsi que nous vivons, il paraissait logique, nous nous sommes dit ça, que nous l’appelions Louis, comme votre père, donc, comme vous, de fait. Je pense aussi que cela fait plaisir à votre mère. ANTOINE. — Mais tu restes l’aîné, aucun doute là-dessus. LA MÈRE. — Dommage vraiment que tu ne puisses le voir. Et si à ton tour… LOUIS. — Et là, pour ce petit garçon, comment est-ce que vous avez dit ? « L’héritier mâle » ? Je n’avais pas envoyé de mot ? ANTOINE. — Mais merde, ce n’est pas de ça qu’elle parlait ! CATHERINE. — Antoine ! Scène 3 SUZANNE — Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas de toi – je ne savais pas que tu partais pour tant de temps, je n’ai pas fait attention, je ne prenais pas garde, et je me suis retrouvée sans rien. Je t’oubliai assez vite. J’étais petite, jeune, ce qu’on dit, j’étais petite. Ce n’est pas bien que tu sois parti, parti si longtemps, ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi et ce n’est pas bien pour elle (elle ne te le dira pas) et ce n’est pas bien encore, d’une certaine manière, pour eux, Antoine et Catherine. Mais aussi – je ne crois pas que je me trompe –, mais aussi ce ne doit pas, ça n’a pas dû, ce ne doit pas être bien pour toi non plus, pour toi aussi. Tu as dû, parfois, même si tu ne l’avoues pas, jamais, même si tu ne devais jamais l’avouer – et il s’agit bien d’aveu – tu as dû parfois, toi aussi (ce que je dis) toi aussi, tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire. Ou, plus habilement – je pense que tu es un homme habile, un homme qu’on pourrait qualifier d’habile, un homme « plein d’une certaine habileté » – ou plus habilement encore, tu as dû parfois regretter de ne pouvoir nous faire sentir ce besoin de nous et nous obliger, de nous-mêmes, à nous inquiéter de toi. Parfois, tu nous envoyais des lettres, parfois tu nous envoies des lettres, ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ? de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu’on dit ? elliptiques. « Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. » Je pensais, lorsque tu es parti (ce que j’ai pensé lorsque tu es parti), lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence), je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie, ce que tu souhaitais faire dans la vie, je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire) ou que, de toute façon – et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une certaine forme d’admiration, c’est le terme exact, une certaine forme d’admiration pour toi à cause de ça – ou que, de toute façon, si tu en avais la nécessité, si tu en éprouvais la nécessité, si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu saurais écrire, te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore. Mais jamais, nous concernant, jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c’est une sorte de don, je crois, tu ris) jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité – c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de toi – jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous. Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes. C’est pour les autres. Ces petits mots – les phrases elliptiques – ces petits mots, ils sont toujours écrits au dos de cartes postales (nous en avons aujourd’hui une collection enviable) comme si tu voulais, de cette manière, toujours paraître être en vacances, je ne sa...

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