Jean-Jacques Rousseau - Les Rêveries du promeneur solitaire: "Cinquième promenade"
Publié le 06/09/2006
Extrait du document
Rousseau décrit le séjour qu'il fit sur l'île Saint-Pierre du 12 septembre au 25 octobre 1765. De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île qu'on appelle à Neuchâtel l'île de La Motte est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire ; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre. Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près, mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs, mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! Ce beau bassin d'une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour, l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant. Il n y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière et des réservoirs pour le poisson. L'île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d'arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur ; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'île dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitants des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges.
Présentation
— Rousseau a passé une grande partie de la fin de sa vie à se défendre et à se justifier. Les Confessions (écrites entre 1765 et 1770, mais publiées seulement après sa mort) et surtout les Dialogues intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques (écrits entre 1772 et 1776) en témoignent.
— Toutefois, durant ses deux dernières années, il renonce quelque peu à ce projet et c'est autant pour son propre plaisir que pour servir de suite aux Confessions qu'il rédige les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778).
— Ce court ouvrage se compose de dix Promenades (la dernière étant inachevée). Dans chacune d'entre elles, Rousseau retrace les rêveries qui naissent dans son âme au cours de ses promenades solitaires : «je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain« (Première promenade).
— On trouve pourtant un fil directeur dans chacune de ces Promenades. Ainsi, dans la Cinquième, Rousseau évoque sa vie à Vile de Saint-Pierre, dans le lac de Bienne au pied duJura suisse et les quelques semaines de sa vie où (à l'en croire) il a connu le vrai bonheur, c'est-à-dire un état d'extase et d'exaltation favorisé par «le précieux far niente, l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté«.
— Rousseau commence cette Cinquième promenade par une description de ces lieux qui ont vu son bonheur.
Vue d'ensemble
Dans ce début de la Cinquième promenade, Rousseau décrit le cadre des jours les plus heureux de son existence : l'unique maison d'une petite île au milieu du lac de Bienne, dans le Jura suisse. Il insiste sur l'aspect solitaire de cette retraite, où la Nature est restée elle-même, l'homme n'ayant encore marqué son empreinte qu'avec une relative discrétion.
Mouvement du texte
Rousseau présente ce lieu de séjour en un mouvement qui va du général au particulier, par un procédé de rapprochement progressif. On a donc : A. Introduction (I. 1 à 12) : Rousseau nomme le lieu qu'il va décrire (l. 1 à 7) et la conformité qu'il présente avec ses désirs (l. 7 à 12). B. Le lac de Bienne (I. 13 à 36) : 1. Les rives (l. 13 à 28). Leur aspect solitaire. 2. Le lac lui-même et ses deux iles (l. 28 à 36). C. L'île de Saint-Pierre (I. 37 à 52) : 1. L'unique habitation (l. 37 à 41). 2. Le reste de l'île (l. 42 à 52).
«
jusqu'en 1740) ; l'Ermitage de Montmorency où près de Mme d'Épinay et surtout de sa belle-sœur Mme d'Houdetot ilpasse quelques mois délicieux en 1756-1757.— (l.
2 et 3) Si véritablement heureux.
Noter l'adverbe qui vient renforcer encore le comparatif.— (l.
3) De si tendres regrets.
Après avoir énoncé l'effet que File de Saint-Pierre a fait à l'époque delle] «m'a rendusi véritablement heureux»), Rousseau jette maintenant un regard nostalgique vers le passé : «de si tendresregrets».— (l.
3 et 4) L'île de Saint-Pierre.
Noter que c'est l'île elle-même que Rousseau évoque comme habitation et non passeulement la maison qui s'y trouve.
Cet espace clos fait fonction à ses yeux d'asile (cf.
1.
19) et l'eau du lacprésente en quelque sorte un obstacle naturel à ceux qui voudraient troubler la sérénité de l'écrivain.— (l.
4 à 6) Cette petite île...
est bien peu connue.
Après avoir souligné la position particulière de l'île Saint-Pierre :«au milieu du lac de Bienne» (donc éloignée au maximum des rives et relativement difficile d'accès), Rousseau insistesur son peu d'étendue («petite») et de célébrité («bien peu connue»).
Le charme qu'elle a pour lui n'est donc pas dûà des qualités exceptionnelles ou touristiques, mais à des raisons purement subjectives.— (l.
5 et 7) Bien peu connue, même en Suisse.
Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention.
Noter l'insistancede Rousseau : la célébrité de Pile, même en Suisse, où elle se trouve, n'est pas assurée ; «aucun voyageur» n'en aencore parlé.
Sans doute une partie du plaisir de Rousseau tient-il donc à ce qu'il a été le premier à découvrir cetasile charmant.— (l.
7) Cependant.
Il y a en effet opposition entre le peu de célébrité de l'île, c'est-à-dire la façon dont elleapparaît : «bien peu connue», même pas mentionnée par un seul voyageur, et ce qu'elle est réellement : «trèsagréable».— (l.
8 et 9) Un homme qui aime à se circonscrire.
Par cette périphrase le désignant, Rousseau met en lumière songoût de la retraite et de la solitude.
N'oublions pas que ce texte fait partie des «Rêveries du promeneur solitaire».— (l.
9 et 10) Peut-être le ,seul au monde.
Rousseau aime bien ce genre d'exagérations superlatives.
Rappelons-nous le début des Confessions : «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point d'imitateur.»Ce goût de l'hyperbole est un symptôme de romantisme dans la sensibilité et la prose de Rousseau.
(Le classicisme,au contraire, a un goût particulier pour la figure de style contraire : la litote.)— (l.
9 à 12) Dans cette phrase complexe, Rousseau oppose ce qui vient de la Nature : «un goût si naturel» [de lasolitude], et ce qui d'une façon ou d'une autre vient des hommes : «sa destinée [lui a] fait une loi» de cette vieretirée dans la mesure où c'est bien un refuge que cherchait Rousseau à File de Saint-Pierre après s'être heurté augouvernement de Genève et avoir été chassé de Môtiers-Travers (8 septembre 1765).
Bien souvent, Rousseau a dûfuir ceux qui le persécutaient réellement.
Le délire de persécution qui a assombri son humeur pendant les dixdernières années de sa vie n'était pas dénué de tout fondement.Par ailleurs Rousseau oppose également ici ses intuitions :«je ne puis croire être le seul...», et son expérience : «je ne [l'ai] trouvé jusqu'ici chez nul autre».
Rousseau nedésespère cependant pas de voir la réalité s'accorder avec ses pensées : le complément de temps jusqu'ici laisseouvertes les possibilités futures.— (l.
13) Romantiques.
Ce mot, employé dès 1675 dans le sens de «romanesque» et depuis 1745 dans le sens de«pittoresque» pour qualifier des paysages, est calqué sur l'anglais romantic.
Ce n'est que bien plus tard, en 1810,que Mme de Staël lui donnera son sens le plus fréquent aujourd'hui, en l'opposant à «classique» ; elle suivait en celal'allemand romantisch tel qu'il est employé par Schlegel.
Rousseau précise d'ailleurs ici immédiatement ce qu'il entendpar «sauvages et romantiques» : sur ces rives, «les rochers et les bois bordent l'eau de...
près» et cependant ellessont «riantes» (l.
15 et 16).— (l.
13 à 20) La description des rives du lac de Bienne est entièrement faite par comparaisons avec celles du lacde Genève, supposées connues du lecteur et surtout très familières à Rousseau qui les a d'ailleurs longuementdécrites dans La Nouvelle Héloïse.
On notera :a) La présentation tripartite de ces comparaisons : ce que les rives du lac de Bienne ont en plus (l.
13 à 16) : «plussauvages et romantiques...
y bordent l'eau de plus près...
pas moins riantes» ;ce qu'elles ont en moins (l.
17 et 18) : «moins de cultures...
moins de villes...» ;à nouveau ce qu'elles ont en plus (l.
16 à 20) : «plus de verdure...
plus de prairies...
des contrastes plusfréquents...
des accidents plus rapprochés».b) Le sens général de cette comparaison : le lac de Bienne est resté plus naturel et moins marqué par l'activitéhumaine que le lac de Genève : «plus sauvages...
plus de verdure naturelle...
[des] prairies...
[des] asiles ombragésde bocages, des contrastes...
et des accidents» ; à quoi s'oppose la nature modelée par l'homme : «culture dechamps et de vignes...
villes...
et maisons».— (l.
20 à 28) Cette phrase souligne encore ce contraste : «pas...
de grandes routes» donc peu de «voyageurs» ;mais en revanche les «charmes» vierges «de la nature» et «un silence» qui n'est rompu que par des bruits naturelset sauvages : «le cri des aigles, le ramage...
de quelques oiseaux, ...
le roulement des torrents».
On peut noterl'harmonie imitative créée par l'allitération : «des torrents qui tombent de la montagne».Rousseau oppose ici les «voyageurs» habituels et les «contemplatifs solitaires» dont il fait partie.
Cette dernièreexpression reprend en quelque sorte «un homme qui aime à se circonscrire» (l.
9).
L'attitude de ces «contemplatifs»face à la Nature est à la fois religieuse : «ils aiment...
à se recueillir» et passionnelle : «ils aiment à s'enivrer àloisir».— (l.
28 et 29)...
D'une forme presque ronde, enferme dans son milieu.
Cette indication confirme en la précisantcelle de la ligne 4.
Par ailleurs la circularité évoque une idée de régularité et de perfection.— (l.
29 et 30) Deux petites îles.
Noter :a) que Rousseau donne à la fois des précisions quantitatives : «environ une demi-lieue de tour..., l'autre pluspetite», et qualitatives : «l'une habitée et cultivée...
l'autre...
déserte et en friche» ;b) que ces précisions sont présentées en chiasme ;c) que les qualificatifs s'opposent terme à terme : «habitée».
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