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JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Les Confessions, Livre IV: La découverte de Paris

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

( Jean-Jacques Rousseau, qui a passé sa jeunesse en Suisse, découvre Paris à l'âge de 19 ans. )

Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais ! La décoration extérieure que j'ai vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons, me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours plus que ce que l'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée ; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles ; dans la suite encore en voyant la mer ; et la même chose m'arriva toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés : car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.

 JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Les Confessions, Livre IV

 

Ce texte de Rousseau, découvrant Paris, est frappant par la force de l'opposition qu'il met en oeuvre. Entre l'attente du jeune homme, et la réalité qu'il découvre, le contraste est saisissant. Nous verrons dans un premier temps toute l'exagération développée par le narrateur, avant d'examiner plus en détail le système de l'attente et de la déception. Enfin, nous nous interrogerons sur l'omniprésence du « je «, et la façon — en principe autobiographique — qu'il a de se présenter.

« un argument en lui-même — que le narrateur parvient à se passer de preuves logiques : en fait, l'exagération est iciun argument de force.

L'exemple sert alors la démonstration, en lui évitant de vaines justifications. Il semble bien que cette argumentation biaisée, comme l'exagération systématique du texte, soient à rapporter à un« je » omniprésent.

On ne compte pas moins de douze apparitions du « je », auxquelles il faut adjoindre à treizereprises d'autres formes du pronom personnel de première personne, ainsi que deux adjectifs possessifs ! C'est dire àquel point la présence du narrateur-auteur — en principe confondus puisqu'il s'agit d'une autobiographie — estomniprésente.

Les autres hommes n'apparaissent d'ailleurs que tardivement, et soit comme des misérables, « desmendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux », soit dans une grande généralisation, « l'exagération des hommes ».

Remarquons toutefois que la déception du narrateur ne leur est pasimputée, et est ramenée à lui-même, et à son imagination. Car l'imagination est elle aussi omniprésente, soit directement (à deux reprises), soit par le biais de son champlexical * : « l'idée que j'en avais », « je m'étais figuré », «je me l'étais figuré », « du portrait que je m'en suis fait ».Elle est ici à prendre au sens propre, c'est-à-dire comme la capacité de mettre en image, de figurer, de faire unportrait, bref, de voir.

Cette extraordinaire activité de l'imaginaire ne laisse rien en reste : aussi bien Paris quel'Opéra, Versailles, la mer, et l'ensemble du réel, sont pris en compte.

Entre l'imagination et son sujet, le « je » del'auteur-narrateur, s'établit un ballet qui finalement occupe l'ensemble du texte. Car le moins que l'on puisse dire, comme d'ailleurs souvent chez Rousseau, est qu'il n'y a là nulle modestie.

« Il estimpossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination », conclutRousseau ! C'est dire que sa richesse intérieure, non contente d'être supérieure à celle de tous les hommes, ne lecède en rien à « la nature elle-même », c'est-à-dire...

à Dieu ! Dès lors, toute l'exagération jusqu'ici mise enoeuvre trouve une explication: elle n'est pas seulement grandiloquence, elle est gonflement démesuré de l'ego.Dans cette mesure, le fait que la théorie ne soit pas vraiment argumentée, mais fonctionne sur des arguments deforce, n'est plus étonnant : c'est une théorie toute subjective, ramenée à la seule personne de l'auteur-narrateur. Ce qui devait donc être une description de la découverte de Paris par un jeune homme s'avère une théorie del'imagination, qui fonctionne moins sur une argumentation rigoureuse que sur une subjectivité parfaitementexcessive, employant sans scrupule aucun l'exagération, le systématisme et l'emphase.

Le projet autobiographiquedes Confessions nous apparaît ici sous la forme d'un auto-éloge, d'un monument érigé à la gloire de soi-même.. »

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