Jean-Jacques ROUSSEAU, La nouvelle Héloïse, IVe partie - lettre 17.
Publié le 17/01/2022
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Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles et paraissent horribles aux autres. Un torrent, formé par la fonte des neiges, roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous, une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glace qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au-delà du torrent, et au-dessus de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau. Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers et roulaient sur la verdure en filets de cristal ; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide et fraîche était couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature. Jean-Jacques ROUSSEAU, La nouvelle Héloïse, IVe partie - lettre 17.
Ce texte est tiré de la dernière partie de La nouvelle Héloïse. Dans ce roman qui est à la fois roman d'amour, expression d'états d'âme personnels et prétexte à exposer toutes sortes d'idées sur la nature, la société et la vie à la campagne, les deux amants passionnés de la première partie Julie d'Étanges et Saint-Preux sont séparés par les conventions sociales. Julie épouse un philosophe, M. de Wolmar, homme généreux et tolérant. Saint-Preux qui a voulu vérifier sa guérison est venu revoir Julie. Dans de longues promenades tous deux retrouvent avec émotion les lieux où ils se sont aimés jadis... Dans cette lettre 17, Jean-Jacques Rousseau nous décrit un de ces « réduits solitaires «. Les éléments visuels sont nombreux et précis, mais ce paysage est « sentimental « car chaque détail y a une valeur humaine, et la forme même de la phrase et son harmonie soulignent cette union de la nature et de la sensibilité...
En vous interdisant le commentaire ligne à ligne, étudiez le cadre évoqué par l'auteur. Montrez comment ce cadre crée un climat de nature à exalter les émotions des deux amants : Julie4et Saint-Preux, qui se retrouvent dans des lieux où ils ont vécu heureux. Analysez les différents procédés utilisés par Rousseau pour illustrer cette communion de la nature et des âmes qui annonce les poètes romantiques.
«
Paysage sentimental 2.
Allons plus loin : la description de la nature n'est jamais ici purement matérielle, elle est constamment doublée parl'évolution des émotions et des sentiments.
La confidence personnelle se joint à chaque objet pour en faire unélément du décor.
Tout le passage est interprété à travers la personnalité du témoin — qui est à la fois Saint-Preuxet Jean-Jacques.
Le torrent est à vingt pas de lui, il entend le bruit de l'eau sur les pierres et les sables.
C'est lui quiimagine le commencement du monde, jouit de l'ombrage des sapins qui lui inspirent une vague tristesse.
Et c'est luiqui découvre tout naturellement les charmes du petit terrain : les arbres lui donnent l'impression de pencher sur satête : il dit « nos têtes », première allusion au second personnage, la très attachante Julie, la « nouvelle Héloïse », ilest vrai que dans le passage qui précède celui que nous avons à expliquer, l'auteur nous avait conté le début decette promenade de Julie et de Saint-Preux.
De toute façon, il est à remarquer que la fin de ce texte constitue un épanouissement véritable : tous lesagréments du petit réduit sauvage semblent être faits pour deux amants isolés du reste du monde.
C'est vraimentun asile, comme celui que Vigny définira dans la première partie de La maison du berger pour y cacher l'amour. L'imagination du narrateur enrichit encore ce charmant séjour : il rêve un instant qu'ils sont les seuls survivants d'uncataclysme général, notons que ce cataclysme général aurait pu emporter M.
de Wolmar, mais ce n'est là qu'unetentation, qu'un souhait inconscient, conforme à ses désirs secrets...
3.
Technique, phrase, prose poétique
La composition même contribue à créer ce mouvement de repli sur soi-même : nous avons eu d'abord la descriptionanalytique, par une sorte de « plan moyen » comme, au cinéma, lorsque la caméra embrasse tous les élémentsd'alentour .
, suscitant notre admiration et notre émotion...
Nous sommes revenus ensuite à un plan rapproché : l'objectif s'est fixé sur les environs immédiats et nous attendons une image en « gros plan » de deux amants qu'untel décor encourage et protège...
Il en est ainsi du choix des mots et des expressions : les uns désignent des objetsréels susceptibles d'intéresser cet homme sensible, d'éléments naturels significatifs tout autant que visibles et précis: torrent, eau bourbeuse, limon, sable, pierres, chaîne de rochers, sommets de glace, ruisseaux, rochers.
Les autres sont plus rares et plus riches encore en émotions et en suggestions : esplanade, les Glacières, forêts denoirs sapins, commencement du monde, immense plaine d'eau, sein des Alpes, riches côtes du pays de Vaud, cimedu majestueux Jura, filets de cristal, arbres fruitiers sauvages, terre humide et fraîche, asile de deux amants,bouleversement de la nature...
C'est très souvent l'adjonction d'un adjectif épithète ou d'un complément de nomcaractéristique qui ajoute au mot ces vibrations d'émotion personnelle, par exemple dans les expressions : « réduitsauvage et désert, rochers inaccessibles ».
On peut même parler d'une véritable prose poétique si l'on considère la souplesse des constructions, l'aisance desmouvements et du rythme, l'harmonie des phrases, l'ampleur des mouvements nous apparaît si nous remarquonsl'équilibre des deux paragraphes, en mettant à part la première phrase : « ce lieu solitaire...
», véritable annonce rythmique de ce qui suit...
Après cela, le premier paragraphe comprend quatre phrases assez courtes (de 1 à 4 lignes, la dernière étant la pluscourte, conformément à l'élargissement de la vision).
Le second paragraphe comprend une longue phrase de 5 lignes(mais elle est aérée par plusieurs virgules), et une autre de 2 lignes et demie qui résume l'impression de l'ensemble:ces phrases s'ajoutent les unes aux autres sans arrêt ni coupure.
Pas de liaison logique, quelques compléments delieu qui ne rompent pas la continuité des images (derrière nous.., et au-dessus de nous...
au milieu de ces grandsobjets...).
L'unité du rythme s'impose d'ellemême, comme celle des visions et des émotions qui se succèdent danscette âme, sensible.
D'ailleurs, chaque phrase est calquée sur la vie intérieure du narrateur-témoin.
Sur ce pointRousseau n'annonce pas seulement le lyrisme romantique, mais aussi toute la « recherche du temps perdu » deProust, et ceux qui l'ont suivi.
Il suffit, pour le montrer, de donner quelques exemples : Dans la phrase « Derrièrenous, une chaîne...
» une proposition principale, complétée d'une courte relative, le tout finalement ancré par lecomplément de temps.
Dans la phrase « au milieu de ...
» prenant appui sur le complément de lieu, une propositionprincipale, encore complétée d'une courte relative, suivie de deux propositions symétriques, puis d'une troisièmelégèrement différente par le sujet, qui rappelle la première principale.
Autant de détails pittoresques, autantd'émotions, autant de propositions, dont les verbes à l'imparfait nous traduisent les trajets de la mémoire et la viede l'esprit...
Et l'attribut qui termine la dernière phrase du texte « l'asile de deux amants échappés seuls aubouleversement du monde », véritable envol verbal, résume bien le mouvement de l'ensemble.
On retrouve ce même souci d'équilibre et d'harmonie dans la construction même des propositions : soit dans cellesde la dernière phrase du premier paragraphe « un grand bois de chênes...
», balancées par une symétrie interne :
16 syllabes soit 6, 2 (verbe était) 8;
48 syllabes soit 13, 22, 13 (à partir du verbe : nous séparait) suivies de 16 closes par le bref dissyllabe :tableau);
soit dans, la première du dernier paragraphe, dont les membres symétriques sont tout à fait caractéristiques :
55 syllabes soit 21, 19 (sujet et relative), 15;.
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