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Jean de La Bruyère, Les Caractères, "De l'homme"

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ;il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement6, et ne souffre pas d'être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

« écrit au présent de l'indicatif (« il ne s'attache » (l.

5)) : le temps de la lecture coïncide donc avec celui de lareprésentation.

Le lecteur a alors l'impression d'être confronté au personnage.

Enfin, le rythme binaire (« du mentonet de la barbe » (l.

11), « le jus et les sauces » (l.

11), « dans un autre plat et sur la nappe » (l.

12-13), « ausermon ou au théâtre » (l.

16-17)), récurrent, donne au portrait une dynamique qui entraîne le lecteur. Entre réalisme et caricature] La force du portrait réside dans une oscillation entre un réalisme, qui donne l'impression à chacun de connaîtreGnathon, et un grossissement comique, qui suscite le rire et la moquerie.

En effet, pour favoriser l'identificationdu lecteur au personnage, l'auteur peint des scènes de la vie courante (repas, sorties, voyages) et des lieuxcommuns (chambres, hôtelleries, carrosses...).

Il ajoute à son portrait une quantité de petits détails vrais quidonnent à voir le personnage (« il écure ses dents » (l.

14), « Il n'y a dans un carrosse que les places du fondqui lui conviennent » (l.

17- 18)).

Pourtant, le moraliste renonce parfois au réalisme pour la caricature.12hyperbole est en effet récurrente pour grossir le trait (« ôter l'appétit aux plus affamés » (l.

10), « lameilleure chambre le meilleur lit » (l.

20-21)).

Participent également du grossissement comique, les répétitions(celle du verbe « manger » par exemple) et les procédés d'insistance sonore (« les savourer tous, tout à la fois» (l.

6-7)).

Le discours moral perce aussi sous l'anecdote quand le moraliste peint Gnathon en ogre, en bête («râtelier » (l.

14), « démembre, déchire » (l.

8)).

Ainsi La Bruyère, en moraliste, veut nous faire reconnaître sonGnathon, mais, en auteur qui sait séduire, il veut nous faire sourire. B. Du particulier au général] C. Enfin, la remarque 121 va de l'anecdote au type, du portrait à l'apologue.

En effet, si Gnathon est le seulpersonnage individualisé (ceux qui l'entourent sont noyés dans des pluriels ou des termes collectifs), son nom n'estmentionné qu'une seule fois : il devient ensuite un « il » universel.

De plus, ce nom a une dimension symbolique : «Gnathon », en grec, désigne les mâchoires.

On remarque également que le présent prend une valeur itérative : ilpermet de désigner non pas les actes d'un individu à un moment donné mais la répétition d'un comportement propreà une catégorie d'hommes.

Le portrait prend donc une dimension universelle et Gnathon devient une allégorie duvice. [Conclusion partielle] Ainsi, le portrait, bref et dynamique, est tout en ambiguïté : entre réalisme et satire, entre individu et allégorie.

La Bruyère joue à brouiller les pistes, cherche à séduire le lecteur et exige de lui une lectureparticipative. [Conclusion] La remarque 121, portrait de Gnathon, est marquée par sa vivacité narrative, à la fois l'art de rendre présent par lepetit fait vrai et le grossissement qui va jusqu'au type pour provoquer le rire.

Mais ce rire est grave : sous lepersonnage grotesque perce une critique double.

La Bruyère, dans une dimension anthropologique, suggère unevision pessimiste de la nature humaine corrompue ; dans une dimension sociologique, il met en scène un mondedéstabilisé par un homme déréglé et monstrueux.. »

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