Jean de La Bruyère, Les Caractères, "De l'homme"
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
«
écrit au présent de l'indicatif (« il ne s'attache » (l.
5)) : le temps de la lecture coïncide donc avec celui de lareprésentation.
Le lecteur a alors l'impression d'être confronté au personnage.
Enfin, le rythme binaire (« du mentonet de la barbe » (l.
11), « le jus et les sauces » (l.
11), « dans un autre plat et sur la nappe » (l.
12-13), « ausermon ou au théâtre » (l.
16-17)), récurrent, donne au portrait une dynamique qui entraîne le lecteur.
Entre réalisme et caricature]
La force du portrait réside dans une oscillation entre un réalisme, qui donne l'impression à chacun de connaîtreGnathon, et un grossissement comique, qui suscite le rire et la moquerie.
En effet, pour favoriser l'identificationdu lecteur au personnage, l'auteur peint des scènes de la vie courante (repas, sorties, voyages) et des lieuxcommuns (chambres, hôtelleries, carrosses...).
Il ajoute à son portrait une quantité de petits détails vrais quidonnent à voir le personnage (« il écure ses dents » (l.
14), « Il n'y a dans un carrosse que les places du fondqui lui conviennent » (l.
17- 18)).
Pourtant, le moraliste renonce parfois au réalisme pour la caricature.12hyperbole est en effet récurrente pour grossir le trait (« ôter l'appétit aux plus affamés » (l.
10), « lameilleure chambre le meilleur lit » (l.
20-21)).
Participent également du grossissement comique, les répétitions(celle du verbe « manger » par exemple) et les procédés d'insistance sonore (« les savourer tous, tout à la fois» (l.
6-7)).
Le discours moral perce aussi sous l'anecdote quand le moraliste peint Gnathon en ogre, en bête («râtelier » (l.
14), « démembre, déchire » (l.
8)).
Ainsi La Bruyère, en moraliste, veut nous faire reconnaître sonGnathon, mais, en auteur qui sait séduire, il veut nous faire sourire.
B.
Du particulier au général] C.
Enfin, la remarque 121 va de l'anecdote au type, du portrait à l'apologue.
En effet, si Gnathon est le seulpersonnage individualisé (ceux qui l'entourent sont noyés dans des pluriels ou des termes collectifs), son nom n'estmentionné qu'une seule fois : il devient ensuite un « il » universel.
De plus, ce nom a une dimension symbolique : «Gnathon », en grec, désigne les mâchoires.
On remarque également que le présent prend une valeur itérative : ilpermet de désigner non pas les actes d'un individu à un moment donné mais la répétition d'un comportement propreà une catégorie d'hommes.
Le portrait prend donc une dimension universelle et Gnathon devient une allégorie duvice.
[Conclusion partielle] Ainsi, le portrait, bref et dynamique, est tout en ambiguïté : entre réalisme et satire, entre individu et allégorie.
La Bruyère joue à brouiller les pistes, cherche à séduire le lecteur et exige de lui une lectureparticipative.
[Conclusion]
La remarque 121, portrait de Gnathon, est marquée par sa vivacité narrative, à la fois l'art de rendre présent par lepetit fait vrai et le grossissement qui va jusqu'au type pour provoquer le rire.
Mais ce rire est grave : sous lepersonnage grotesque perce une critique double.
La Bruyère, dans une dimension anthropologique, suggère unevision pessimiste de la nature humaine corrompue ; dans une dimension sociologique, il met en scène un mondedéstabilisé par un homme déréglé et monstrueux..
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