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Jean de la Bruyère, « De l'homme », Les Caractères

Publié le 23/01/2011

Extrait du document

Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il  n'ait achevé d'essayer de tous ;il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un  plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre lemeilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

...

« Bruyère développe ensuite un second thème qui retravaille la même idée : l'évocation de Gnathon en voyage montre qu'il ne s'intéresse qu'à son confort personnel.

Le corps occupe ainsi une largeplace dans la seconde partie du texte « pâlit » (l.

18), « tombe en faiblesse » (1.

19), « maux » (l. 24), « sa réplétion et sa bile » (l.

25).

Gnathon n'est donc préoccupé que du monde et de ses plaisirs, méprisant les valeurs chrétiennes.

De plus, il remet en cause le modèle social du XVII° siècle, celui de l'honnête homme qui incarne le juste milieu. B.

L'amour propre La Bruyère condamne également Gnathon pour son amour-propre : sa personne prédomine sur celle des autres.

Cet égocentrisme se lit d'abord dans la structure négativo-restrictive qui ouvre le passage (« Gnathon ne vit que pour soi » (l.

1), puis dans les antithèses entre Gnathon et les autres hommes, désignés soit par un pluriel (« les hommes » (l.

1), « des autres » (l. 25), soit par un terme collectif (« tout le monde » (1.

23), « du genre humain » (l.

26-27).

Au nom de cet amour-propre, Gnathon désire dominer le monde entier.

Il nie jusqu'à l'existence même des autres comme le révèle l'accumulation de structures négatives (« comme s'ils n'étaient point » (1.

2), « ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens » (l.

24-25).

Il impose ses volontés à tous et occupe souvent la position de sujet des verbes d'action (« il occupe lui seul celle de deux autres » (1.

3), « il se rend maître du plat » (l. 4), « Il tourne tout à son usage » (l.

21).

I:égocentrisme de Gnathon va de paire avec un désir de briller en société : que ce soit à table, au théâtre, à l'église ou en voyage, on doit n'entendre que lui (« il mange haut » (l.

13), « si on veut l'en croire » (l.

18)) et ne voir que lui (« ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que sans sa chambre » (l.

16- 17).

Gnathon incarne donc l'une des concupiscences augustiniennes : l'amour-propre. C.

Une perpétuelle insatisfaction Les vices de Gnathon engendrent une perpétuelle insatisfaction.

En effet, il n'est jamais rassasié.

Au terme d'une série de longues phrases construites par juxtaposition de propositions (« il roule des yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier » (l.

13-14), la conjonction de coordination « et » (« et il continue à manger » (l.

15) met en valeur l'éternel recommencement du festin, qui s'apparente alors au supplice de Tantale.

De même, malgré la domination qu'il exerce sur ceux qui l'entourent, l'emploi de l'irréel à la fin du texte (« qu'ilrachèterait volontiers de l'extinction du genre humain » (l.

26-27) rappelle que Gnathon ne peut remporter son ultime victoire : il reste mortel, égal aux autres. Transition Gnathon, empreint de désirs mau vais, ne recherche que des biens terrestres et ne considère que sa propre personne.

Parce qu'il ne se consacre pas aux valeurs spirituelles, il reste dans l'inassouvissement et l'incomplétude qui caractérisent l'homme déchu.

De plus, il rompt avec le modèle de l'honnête homme.

Pour rendre sa critique efficace, La Bruyère préfère àla sécheresse du discours moral la mise en action et la vivacité du portrait. II) L'art du portrait A.

La vivacité du portrait La forme du portrait est tout d'abord efficace parce qu'elle ne peut lasser le lecteur.

En effet, le portrait est très bref (moins d'une page).

Il juxtapose une série de scènes comme autant d'images d'Épinal : Gnathon à table, Gnathon au théâtre, Gnathon en voyage.

Nulle transition qui pourrait allonger inutilement l'évocation.

Le portrait est écrit au présent de l'indicatif (« il ne s'attache » (l.

5) : le temps de la lecture coïncide donc avec celui de la représentation.

Le lecteur a alors l'impression d'être confronté au personnage.

Enfin, le rythme binaire (« du menton et de la barbe » (l.

11), « le jus et les sauces » (l.

11), « dans un autre plat et sur la nappe » (l.

12-13), « au sermon ou au théâtre » (l.

16-17), récurrent, donne au portrait une dynamique qui entraîne le lecteur. B.

Entre réalisme et caricature. »

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