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Jacques le fataliste de Diderot : Plaisir du texte

Publié le 30/06/2015

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diderot

Ni La Religieuse, ni Le Neveu de Rameau, ni Le Rêve de d'Alembert, ni les Salons, ni même Jacques n'ont été publiés du vivant de Diderot : ces oeuvres majeures sont restées inconnues du public des Lumières qui voyait en Diderot l'auteur à scandale des Bijoux, le théoricien du drame et surtout le directeur de l'Encyclopédie. Un philosophe méconnu, un romancier ignoré... Ces silences de Diderot s'expliquent, en dernier ressort, par une relation singulière avec ses lecteurs. Mais il faut aussi prendre en compte la crainte de la répression et l'actualité brûlante de certains textes mettant en cause des personnes vivantes, voire célèbres (Le Neveu, Le Rêve), pour comprendre cette stratégie de l'autocensure et de la publication graduée :

    le manuscrit reste secret (Le Neveu) ou circule entre quelques intimes (Le Rêve),

    la parution confidentielle dans La Correspondance Littéraire (C.L.) n'atteint qu'un petit groupe de privilégiés (La Religieuse, les Salons, Jacques),

    la publication légale vise un public plus étendu, mais s'expose à toutes les censures (Parlement, Sorbonne, Direc­tion de la Librairie) : Les Bijoux indiscrets, la Lettre sur les aveugles, imprimés sans nom d'auteur.

Livré à la C.L., Jacques a connu une publication insolite, étirée sur plusieurs années 4 : fragmenté en quinze livraisons, de novembre 1778 à juin 1780, ce texte lacu­naire est prolongé par deux séries d'additions dont les abonnés de la C.L. prennent connaissance en juillet 1780 et avril 1786. Cette prépublication correspond donc à la dernière étape d'une genèse que la mort de Diderot in­terrompt sans l'achever. De ce texte-puzzle Schiller extrait, pour le traduire, l'épisode de Mme de La Pomme-raye qui paraît dans La Thalie Rhénane (mars 1785) ;

en 1972 Mylius publie une traduction « allégée « du roman : Jacob und sein Herr ; en 1796 paraît enfin, avec La Religieuse, la première édition française de Jacques le fataliste : texte peu sûr auquel l'érudition moderne a substitué le texte actuel, établi à partir de la dernière copie revue par Diderot.

A ce jour' il n'existe pas d'édition critique de Jacques. Comme Le Neveu — dont la genèse nous échappe encore largement — a fait l'objet d'une édition savante de J. Fabre (Droz, 1950), on ne saurait justifier cette carence par l'obscurité où baigne, en partie, la fabrication de Jacques. La perplexité des érudits tient plutôt à l'impossibilité inavouée de fixer le statut et le sens d'un texte énigma­tique ; servant d'alibi, l'étude de genèse ramène la recherche du sens à une remontée vers l'origine, vers les intentions supposées de l'auteur. Or l'étude génétique n'explique pas le fonctionnement du texte : elle peut, tout au plus, éclairer ses conditions de production par des données biographiques, par la confrontation avec d'autres textes. A cet égard Diderot ne nous a pas facilité la tâche : il n'a laissé ni ébauches, ni commentaires, rien qui permette de reconstituer ses intentions précises et les circonstances exactes de son travail. D'où la difficulté à situer dans le temps les différents états du texte... On a eu recours à de rares témoignages comme celui de Meister père (lettre du 12/9/1771) : « Diderot [...] a fait un conte charmant, Jacques le fataliste. L'auteur en a lu l'autre jour à notre homme pendant deux heures. « On a pris en considération des indices internes au texte : allusions à des événements historiques contemporains (crise économique de l'année 1770), anecdotes, images, idées qui paraissent provenir d'autres textes de Diderot.

 

Cette dernière démarche n'apporte aucune certitude quant aux dates : du moins permet-elle de restituer l'intertextualité immédiate du livre, de déterminer les quelques textes dont on a de bonnes raisons de penser qu'ils ont directement contribué au travail d'élaboration de

diderot

« 4 Lecture princière, lecture prem1ere, ce festin aristocratique fait figure de commencement absolu : un plaisir du texte à l'état natif, précédant toutes les gloses...

Cette lecture enthousiaste n'est pourtant pas intemporelle : conseiller à la cour de Weimar, l'auteur de Werther (1774) appartient à cette jeune intelligentsia allemande qui se démarque du rationalisme des Lumières, qui aspire à une jouissance ima­ ginative de l'univers dont elle crédite volontiers -quitte à la dissocier du mouvement philosophique -l'œuvre nour­ ricière dt! Diderot.

Lisant Diderot, Goethe se lit, lit sa situa­ tion historique, lit ses fantasmes, s'il est vrai que lire un texte avec amour, c'est y projeter son propre désir.

Sans être prince ni génie, le lecteur actuel peut, lui aussi, savourer jacques, le dévorer ou se laisser joyeusement engloutir par le mouvement d'un livre dont la cadence saisit dès les premières lignes : Jacques voyageur et fataliste, Jacques rossé, enrôlé, blessé, boiteux, amoureux ...

Ce goût du texte, nous pouvons l'éprouver, mais nous ignorons ce qui le rend possible : les conditions de notre plaisir nous échappent, inscrites dans l'inconscient personnel et dans les déter­ minismes d'une culture que nous n'avons pas choisie.

Ainsi, pour Goethe, Diderot était un contemporain capital.

Mais pour nous, lecteurs de la fin du xx" siècle ? L'œuvre de Diderot est gratifiée d'une réputation de modernité qui est subtilement récupératrice : sous couleur de la dépoussiérer, on y privilégie ce qui l'apparente aux courants actuels.

Et on pratique en même temps cette suren­ chère aux grands précurseurs qui permet de désamorcer l'un par l'autre les textes explosifs : « Diderot l'avait dit avant Marx, avant Freud, Platon et Montaigne avant Diderot.

~ L'illusion rétrospective escamote le scandale de la nouveauté.

Ainsi, au lieu de s'interroger sur la spécificité de jacques en son temps, on y a cherché un roman réaliste avant la lettre : un tableau de mœurs paysannes, une « physiologie » de l'amour aristocratique ; et si, de nos jours, on met l'accent sur le discours de l'auteur dans le texte, c'est pour annexer Jacques à « l'ère du soupçon » (N.

Sarraute), pour y lire un anti-roman au sens moderne du terme, le roman d'un roman qui ne peut pas se faire.

Or Jacques n'est ni un roman balzacien, ni un récit de Butor ou de Sollers.

Replacé, comme il doit l'être, dans. »

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